Raúl, sur Berlin 1931
par Pierre Polomé pour Six Pieds Sous Terre, 1999
Jade : Qu'avez-vous appris à l'école ?
Raúl : Quelle école ? Je suis un dessinateur autodidacte, comme l'on dit. Je me suis mis à dessiner très tard, vers 19-20 ans. Je fais de la bande dessinée pour raconter des histoires avant tout. J'ai un peu publié dans El Caído, une revue espagnole autour de la ligne claire. Puis ce fut l'époque de la revue Madriz, avec Felipe H. Cava et Federico Del Barrio.
Y avait-il une "communauté" d'auteurs autour de Madriz, au début des années 80 ?
C'était un projet de la mairie de Madrid. Ils voulaient faire des publications qui reflèteraient le monde de la jeunesse madrilène. Felipe Cava est intervenu pour transformer cette idée en une revue de bande dessinée. L'année précédente, nous avions été, avec quelques dessinateurs madrilènes, au "Salón Del Còmic de Barcelona", où l’on a reproché à nos travaux d'être bizarres et de manquer de femmes nues. Madriz a duré 3 ans fut une revue essentielle pour la bande dessinée espagnole.
Cela se met en place relativement peu de temps après la mort de Franco, et en l'absence de modèles. Comment se fait-il que vous élaboriez ainsi une revue d'avant-garde ?
Je ne pense pas que c'était avant-gardiste. Il y avait d'un côté beaucoup de dessinateurs intéressants, comme Carlos Gimenez ou Alfonso Font, souvent engagés politiquement, et d'un autre côté, la bande dessinée commerciale. Le changement décisif de Madriz était que nous pouvions y raconter les histoires qui nous intéressaient. Avant de penser à l'avant-garde, je réfléchissais à ce qui m'était personnel et que je devais raconter. J'ai commencé avec mon enfance à Córdoba, en Andalousie, abordant le thème de la mémoire sur lequel j'ai toujours travaillé par la suite. En réalité, je n'aime pas vraiment ce terme d'"avant-garde" : il s'agit plutôt de la recherche des schémas narratifs de la bande dessinée. J'ai commencé à faire des illustrations pour le journal El Pais, ce qui m'a mis encore plus en contact avec la réalité. Plus qu'un dessinateur ou un scénariste, j'essaye de me considérer comme un témoin du réel. La bande dessinée est un bon outil pour apporter ce témoignage sur la réalité et soi-même. Federico Del Barrio a écrit que "la bande dessinée est un bon moyen pour comprendre".
Il y a peu de dessinateurs qui poussent la recherche graphique autant que vous le faites.
Parfois, je dessine de façon figurative et parfois, c'est plus "abstrait". Je ne peux soutenir un dessinateur qui raconterait, avec le même style, un récit de science-fiction et l'histoire de sa mère. Un dessinateur fixe n'est pas sincère, il est commercial. On ne peut faire passer toutes les choses de la vie par un tamis, même si on utilise toujours les mêmes mains.
Parlons de Berlin 1931. Comment Cava vous a-t-il proposé ce scénario ?
Nous avions collaboré dans Madriz et nous étions rendus compte que nos univers étaient très proches. Nous sommes devenus amis, presque frères. C'est d'ailleurs l'unique façon de travailler avec un scénariste : l'intention et l'intérêt doivent être les mêmes. Puisque nous partagions un intérêt pour l'Europe de cette époque, nous avons réalisé deux récits de Berlin 1931, dans Madriz ( El Rey del Congo, mai 1985) et dans Complot (Todo sueños, octobre 1986). Comme deux essais avant une longue histoire dans un supplément d'El Pais (Vendran por Swinemünde, octobre 1988).
Pourquoi avez-vous rencontré des problèmes avec El Pais lors de la publication ?
Au début, ils ont vu deux pages. D'accord sur le dessin et le scénario, ils décident de le publier dans le supplément dominical. Mais je devais faire deux pages par semaine, plus une illustration pour le résumé. C'était trop et en plus, mon style changeait. J'arrivais progressivement à une vision plus expressionniste. Le directeur du supplément a réagi en disant que c'était trop différent du projet initial et qu'on le trompait. Il a décidé de raccourcir l'histoire et d'éliminer les illustrations de tête de chapitre. C'est devenu incompréhensible… Heureusement, Julio Moreno (de Casset ediciones) a publié l'histoire complète et dans l'ordre. Aujourd'hui, Amok l'édite en France.
Yvan Alagbé, en tant qu'éditeur, comment jugez-vous cette attitude éditoriale ?
Yvan Alagbé (éd. Amok) : Comme l'explique Felipe Cava dans la préface de l’édition française, il était déjà étonnant d'avoir réussi à pénétrer El Pais, publication au tirage énorme. Quand on travaille avec des auteurs comme Raúl et Cava, qui savent remettre en cause leur propre travail, il faut être capable de le "supporter". Or, les gens d'El Pais n'étaient pas prêts et n'ont pas voulu accepter l'évolution du travail. L'attitude éditoriale d'Amok est à l'opposé : c'est un territoire où cette recherche de l'œuvre la plus juste peut s'accomplir.
Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir conservé les deux petites histoires de Madriz et Complot, présentes dans l'édition originale des éditions Casset ?
Y. A. : C'est une bonne question car cela reste un sujet de désaccord. Je comprends totalement l'importance de ces histoires dans le projet et son évolution. Par contre, je dois aussi me placer du point de vue d'un lecteur. Si les trois histoires avaient été bâties réellement pour former un tout, il aurait été cohérent et évident de les garder ensemble. Mais ce n'est pas le cas. Leur intérêt est documentaire, elles risquent de brouiller la perception de la troisième histoire. Cette dernière forme un bloc différent, de 54 pages, le mélange aurait été préjudiciable à sa perception. En plus, il y a un problème de datation : El Rey del Congo a été fait des années avant Swinemünde. Si Fe de Erratas était intéressant par sa mise en perspective chronologique et son évolution, Berlin 1931, par contre, ne se prêtait pas à la même approche. Je préférais proposer un seul bloc, les deux petites histoires étant en quelque sorte "en plus", avec des liens en référence mais presque accidentels à l'histoire plus longue.
(Murmures réprobateurs de Raúl)
Y. A. : Je dois dire aussi que Swinemünde est une histoire complète en elle-même et qu'il est sensé de la publier seule. Elle tient debout seule même si effectivement les deux petites histoires lui sont liées.
R. : La différence, c'est que les choses que Felipe et moi-même avons voulu dire sur Berlin sont plus complètes que ce qui apparaît maintenant dans l'édition d'Amok. C'est une question d'opinion mais en tant qu'auteurs, nous pensons que c'est important, les trois histoires ensemble représentent notre travail sur ce thème.
Vos recherches graphiques et vos différents styles font que chacun de vos courts récits est unique. Mais dans une histoire plus longue comme Berlin 1931, comment faites-vous pour que l'ensemble soit homogène ?
R. : Dans Ventanas a occidente (Fenêtres sur l'Occident, éd. Amok), j'avais "prémédité" les changements de style. Par contre, dans Berlin 1931, j'ai utilisé le style comme il surgissait de lui-même, sans me dire que j'allais par exemple créer une rupture à la page 32 ou 34. Je pense qu'il y a une unité amenée par les couleurs : des tons verts, presque gris. Je me souviens, après avoir déjà réalisé plus de trente pages, avoir vu une exposition sur les expressionnistes allemands (Grosz, Kirchner, etc). La couleur prédominante était précisément ce vert un peu gris. J'ai cherché à prendre un graphisme en rapport avec cette époque. Je dois dire aussi que j'ai eu peu de temps pour dessiner cet album. Le bon côté c'est que, parfois, des choses sont sorties de ma main en empruntant des chemins que je n'aurais jamais pu visiter dans d'autres conditions. Les pages que je préfère aujourd'hui dans Berlin 1931 sont celles qui me surprennent, celles qui… ne parlent pas de l'idée que j'ai de Raúl.
Il me semble que les scènes intimes et les scènes violentes sont traitées de façon plus abstraite. L'ouverture dans le cabaret, par exemple, est plus "réaliste"...
R. : Non, c'est juste une impression de lecture. Quand on regarde l'évolution du style, la fin de l'album est aussi le passage le plus expressionniste. De toute façon, je préfère de beaucoup dessiner les scènes intimistes aux scènes d’actions. C'est pourquoi il y a plus de nuances dans les regards, plus de sensibilité pour le couple. D'ailleurs, je crois que le plus intéressant de Berlin 1931 se trouve dans les détails : les attitudes de courage des juifs pris comme des chrétiens dans l'arène, les petites réflexions du commissaire… Le scénario de Felipe trouve sa force dans cette richesse de l'écriture, dans l'évolution des personnages. C'est le fond de l'histoire.
Vous avez créé un petit miroir de votre démarche et de vos enjeux grâce au personnage de Hewitt : il dit qu'il trouve le cinéma schématique et simpliste. N'est-ce pas non plus une façon de dénoncer la facilité, le manichéisme ?
R. : C'est ce qu'écrivait Felipe Cava à propos de la bande dessinée dans l'introduction de l'édition espagnole. La bande dessinée ne doit pas être une simplification de la réalité, elle doit être complexe.
Dans sa préface, Felipe Cava esquisse un parallèle de la situation européenne entre le début des années 30 et la fin des années 90. Quelle peut-être la portée d'un livre comme Berlin 1931 à l'époque actuelle, tout de même bien différente ?
R. : Le parallèle trouve son sens quand on considère l'ascension des solutions faciles. Les solutions du nationalisme d'époque retrouvent de la valeur aujourd'hui, même si c'est de façon différente. Il ne faut pas oublier que Hitler est arrivé au pouvoir par la voie démocratique. Felipe parle du Front National en France mais aussi de l'alliance de droite en Espagne autour du Partido Popular : pour vaincre la gauche, des hommes de centre-droit "s'allient" avec des extrême-droitistes. C'est le problème de la démocratie, quand elle couve des idées aussi faciles que dangereuses. Aujourd'hui, on sait à quoi mène ce populisme. Les solutions aux problèmes de la petite Europe sont à rechercher dans la tolérance et les compromis. On peut l’apprendre aussi de l'Histoire : en Espagne, les juifs, les musulmans et les chrétiens ont vécu ensemble. Aujourd'hui, l'incompréhension, liée à la guerre et l'argent, est à nouveau un danger. Je considère aussi que le "problème" yougoslave actuel est proche de la situation de la guerre civile espagnole. Nous avons été laissés seuls par les autres pays européens qui considéraient qu'il s'agissait d'un problème interne. Ensuite, le fascisme s'est répandu en Europe...
Y. A. : Je voulais dire aussi que Felipe parle de cette déroute, la déroute d'un certain idéalisme. C'est intéressant parce que cela implique la nécessité d'inventer quelque chose. Les communistes croyaient que ce qu'ils voulaient serait bon et qu'effectivement les soviétiques allaient venir les aider (d'où le titre "Ils arriveront par Swinemünde"). Or c'est radicalement l'inverse qui s'est passé. C'est une forme de questionnement : quand ça ne marche pas, il faut inventer quelque chose à la place.
R. : C'est cela qu'incarne Hewitt : le compromis avec la réalité. On ne peut croire que l'on est en dehors de l'Histoire. Celui qui ne fait rien est du côté des conservateurs. L'engagement d’Hewitt dans l'amour le réveille. C'est l'idée fondamentale du livre.
Y. A. : Mais, tout de même, il ne s'implique pas totalement puisque à la fin, Martha et Hewitt fuient à bord d'un train...
N'est-ce pas parce qu'ils comprennent qu'il n'y a plus rien à faire dans Berlin.
R. : Oui. La fuite finale signifie que tout le monde doit s'en aller parce que le combat est déjà perdu et que les russes n'arriveront jamais par Swinemünde. Il faut comprendre cette apparente lâcheté à travers les références à Lady Chatterley : ils disent qu'ils vont vers le bois de Lady Chatterley mais en réalité, il n'y a pas d'endroit où ils peuvent vraiment fuir… comme le suggère aussi l'ultime phrase du livre, la citation toujours actuelle de Bertold Brecht : "Vous, qui émergerez de la marée où nous sommes noyés, rappelez-vous aussi, quand vous parlerez de nos faiblesses, de l'obscure époque à laquelle vous avez échappé."