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Alberto Breccia : Autodafé

par Jan Baetens, Bruxelles, le 12 mars 1992 à l’hôtel Métropole

Alberto Breccia : Che est sans aucun doute le plus construit et le plus concerté de mes albums. Avec le scénariste Hector Oesterheld et mon fils Enrique, dont ce fut le premier travail de quelque envergure, je me suis voulu le témoin d’une figure qui, du moins à l’époque, car aujourd’hui, hélas, ce n’est plus le cas, représentait l’espoir de l’Amérique du Sud tout entière. Dans Che, je me suis efforcé de condenser d’une manière aussi pure que possible la vie et la signification de Guevara, puis de les transmettre aux générations futures. Lors de sa parution en 1968, le livre a connu un succès foudroyant. Le jour de sa sortie, tous les murs de Buenos Aires étaient couverts d’affiches et en très peu de temps il s’en est vendu quelque soixante mille exemplaires. A l’époque, la jeunesse était très politisée, à la différence des jeunes apathiques d’aujourd’hui, broyés et gâchés par la bêtise des médias modernes qui préfèrent l’argent à l’information. La répression militaire de 1973 a complètement bouleversé la situation du livre, dont la lecture et la possession sont devenues tout à coup extrêmement dangereuses. Toutes les planches originales et tous les exemplaires invendus ont été brûlés, le scénariste de Che a été assassiné, mon fils et moi avons fait l’objet de menaces très précises et les gens avaient tellement peur qu’ils se sont empressés de brûler eux-mêmes les exemplaires qu’ils avaient achetés. De l’édition originale il reste à peine trois ou quatre exemplaires, et comme aujourd’hui le public ne s’intéresse plus guère à ce type de récit, une réédition à court terme est devenue fort improbable, du moins en Amérique du Sud.

Jan Baetens : Actuellement, seule l’édition espagnole (éd. Ikusager, Vitoria, 1987) est en effet en vente. Elle est une reconstruction de la version originale à partir de quelques exemplaires ayant survécu à la fureur de la répression. Quel est votre avis sur cette édition ?

Je me réjouis évidemment de son existence, même si j’en regrette le côté luxueux. Che est une livre qui a été fait pour les humbles et qui devrait pouvoir être acquis par eux. Certes, le volume d’Ikusager est superbe, mais je trouve que le soin apporté à la forme offusque un peu le message. Personnellement, je rêve d’une édition quasi-anonyme, qui se limite au seul récit amputé de toutes les indications techniques et commerciales qui l’entourent maintenant. Je rêve d’un livre sans nul écran entre le lecteur et la vie de Guevara. Mais je me rends bien compte que cela est utopique et que les véritables enjeux de Che ne peuvent être expliqués au lecteur qu’à travers un commentaire. Une préface est indispensable et elle a d’ailleurs toujours existé : l’édition originale comportait un texte du sociologue Eliseon Veron et l’édition espagnole s’ouvre sur une introduction de l’écrivain Ernesto Sabato. Mais il doit être possible d’actualiser un peu ces textes.

Votre œuvre a été assez bien traduite, notamment en France et en Italie. Che toutefois semble décourager les éditeurs. Existe-t-il des projets éditoriaux pour ce livre.

Pour autant que je sache, ces projets n’existent qu’à Cuba, où habite la veuve de Guevara. Cependant, le manque de papier et les effroyables problèmes économiques de l’île font obstacle à la réédition du livre. Je comprends d’ailleurs parfaitement les réticences des autres éditeurs, car les chances de réussite de Che en librairie ne doivent pas être très grandes ces jours-ci. Personnellement, c’est un livre que je ne referais plus aujourd’hui, tellement il est pour moi lié à l‘esprit des années 60. C’est d’ailleurs pour la même raison que je refuse d’adapter cette œuvre aux goûts et aux exigences des années 90. Je déplore par exemple les quelques licences, heureusement mineures, que s’est autorisées l’éditeur espagnol.

Ce n’est pas uniquement à cause de son contenu exceptionnel que Che constitue une œuvre-phare dans l’histoire de la BD. Sur le plan formel aussi, le livre reste d’une modernité absolue, notamment au niveau du montage parallèle de séquences quasi abstraites, dominées par un jeu de contrastes très durs entre le noir et le blanc, et de passages très documentaires, régis par une multitude de gris subtils. Cette opposition est-elle la trace du travail à quatre mains ?

Cela joue en effet. Dans les parties du livre que j’ai dessinées moi-même, l'objectif était de donner un portrait aussi fidèle que possible de la vie de Guevara. Mon fils par contre s’est ingénié à saisir la signification de sa mort. Le respect réciproque du travail de l’autre nous a empêché ensuite de nous redessiner l’un l’autre. La collaboration entre nous était cependant si étroite que les décalages stylistiques à l’intérieur de Che ne nuisent en rien à l’unité de l’ensemble.

Du point de vue esthétique, Che est une réussite qui continue à couper le souffle. Mais le livre n’est-il pas trop beau pour le message qui est le sien ? Ne craignez-vous pas que la forme ne supplante un peu le contenu ?

Ce danger est réel, j’en suis conscient et votre remarque me paraît correcte. D’autre part, il faut dire aussi que nous nous sommes efforcés d’esquisser une image aussi pure que possible de Guevara et de mettre l’accent sur le pourquoi de son engagement. Che est aux antipodes de cette esthétique du poster avec laquelle l’Amérique du Nord et l’Europe sont parvenues à mutiler le personnage de Guevara, dont on a fait un vulgaire produit de consommation.