FRMK blog - Almanak FRMK - Adh�rer

Cowboy Henk et le gang des offreurs de chevaux

Herr Seele & Kamagurka
Traduit du flamand par Willem

48 pages — 24x 30 cm —  cartonné
— impression bichromie — collection Amphigouri

 

ACHETER EN LIGNEi:

 

ISBN 9782390220107
18 €

Herr Seele, sur Cowboy Henk et le Gang des offreurs de chevaux

par Lison d'Andréa et Jérôme LeGlatin, le 29 septembre 2017.

 

Herr Seele : Je pense que dans notre société, on a besoin de simplicité, de naïveté, pas de cynisme. Simplement regarder, et peindre. Et ça, c'est très actuel. Comme les Primitifs flamands l'ont fait. Et c'est ce que je fais avec mes autoportraits.
 
Jérôme LeGlatin : Décider de te consacrer à la bande dessinée participe-t-il de cette recherche de naïveté, de simplicité ? La bande dessinée est-elle partie de cet art actuel auquel tu aspires ?
 
Herr Seele : J'ai commencé à faire de la BD juste après avoir fini mes études de restaurateur et accordeur de pianos. Un journal avait besoin d'une BD, j’ai répondu présent. Je n'ai jamais eu le temps de réfléchir à tout ça. J'ai dû me reposer sur mon génie, en fait. Génie est le mot correct, plus que talent. Car tous les gens naissent avec du génie, les enfants ont tous du génie. Le truc, c'est de retenir ce génie, c’est très important. Le génie illumine les choses, donne de la clarté, c’est comme une lumière. On a donc commencé avec la BD, parce qu'il y avait encore à cette époque des journaux qui payaient pour ça. Je suis aujourd'hui le dernier dessinateur de BD qui peut gagner sa vie en travaillant dans un journal. Après moi, ce sera fini, ça n'existera plus, nulle part dans le monde, à mon avis. Joan Cornellà a un million six cent mille suiveurs sur Twitter, et il ne trouve pas de travail, Brecht Vandenbroucke n'a pas de travail, les jeunes dessinateurs ne trouvent pas de travail. Lorsque j'ai commencé comme dessinateur de BD, à douze euros par jour, on pouvait encore gagner sa vie. Et ça n'a pas annihilé mon génie. Je m'en fous si la BD sert à faire rire les gens, je mets mon génie dedans. Je n'ai rien contre l'art bas-de-gamme, l'art appliqué. Au Moyen-âge, pour devenir un maître, tu commençais avec les choses les plus modestes, le sol, les murs, et c'était le maître qui faisait les visages et les mains.
 
Lison d'Andrea : Pour toi, la bande dessinée, c'est un art modeste ?
 
Herr Seele : C’est un art appliqué. Mais la BD telle qu'on la connaît n'est pas encore là. L'histoire de la BD commence avec le Yellow Kid, avec Outcault, elle s'adresse aux jeunes enfants. Hergé, pour moi, ce n'est pas la ligne claire, c’est un livre art déco pour enfants. Plus tard, Hergé abandonnera l'art déco parce que l'art déco n'est plus à la mode. Mais quand il quitte l'art déco, Hergé quitte ses racines, il se perd et ça devient moins intéressant.

Jérôme LeGlatin :
Quand tu dis que la bande dessinée est un art modeste, et que tu évoques Outcault, Hergé et les livres pour enfants, veux-tu dire que la véritable bande dessinée reste à venir ?
 
Herr Seele : On vit sous l'ombre de cette BD faite pour les «  7 à 77 ans  ».
 
Jérôme LeGlatin : Et il faut s'en débarrasser ?
 
Herr Seele : Oui, tout à fait, bien sûr. La BD peut être bien meilleure. On a besoin de romantisme dans la BD. La BD destinée à la jeunesse est une BD de surprise et d'émerveillement, et cela dure depuis plus de cent ans. Mais on a besoin aujourd'hui de beaucoup plus de drame dans la BD, de doute existentiel. La BD ne connaît pas de travaux comparables à ceux de Dostoïevski ou de Kafka. Ça n'existe pas, on manque de bonne écriture, on n'en est qu'au début.
 
Jérôme LeGlatin : Et pourquoi n'avez-vous pas, Kamagurka et toi, développé ensemble cette grande œuvre ?
 
Herr Seele : On va essayer de le faire maintenant, même si on est déjà un peu âgés. Je pense qu'on est prêts pour amorcer le renouvellement de l'école franco-belge. J'aime cette BD, tous ces dessinateurs, oui. Mais avec un tout autre contenu. Quand tu lis les textes, ils sont extrêmement nuls, pas intéressants du tout. Edgar P. Jacobs, c'est en fait d'une nullité incompréhensible. Ses textes sont totalement nuls. Ou Jijé. C'est nul, vraiment nul, pas intéressant du tout. On voudrait faire de la BD franco-belge, mais avec du contenu, avec un véritable art dramatique, ce qui est très important.
 
Jérôme LeGlatin : Le gang des offreurs de chevaux, originellement paru en 1986, était-il une première tentative de subversion de l'école franco-belge ?

Herr Seele :
Difficile à dire. Tintin est une très forte influence. Tintin, c'est très complexe, c'est aussi tout le cadre, le décor, c’est un Gesamtkunstwerk, une œuvre d'art totale, comme les opéras de Wagner. Même les voitures, par exemple, sont exceptionnelles. Bien sûr, Hergé travaillait à une période où les voitures étaient très belles. Ces voitures, tu peux aujourd'hui les mettre dans un musée. Une Peugeot des années 30 est beaucoup plus importante pour l'histoire spirituelle de l'humanité que l’œuvre de Jeff Koons, sans aucun doute.
 
Jérôme LeGlatin : La beauté des voitures des années 30, le génie qui disparaît au cours de la vie d'un être humain, tout ça me renvoie au visage de Cowboy Henk, sage à ses origines, et dont la houppette va se sur-développer, grandir, gonfler, et le menton devenir disproportionné. Ce visage difforme t'a-t-il échappé ? Ou bien ce développement est-il volontaire ?
 
Herr Seele :
C'est une tension entre Kama[gurka] et moi. Kama crée les blagues, et moi j'essaye de créer quelque chose de beaucoup plus fascistoïde, un héros. Ce qui crée une excellente tension. Kama est très hara-kirien, comme Reiser ou Wolinski, mais en mieux je trouve. Kama, c'est vraiment le dessin comme humour : Kama pense humour. Et moi j'essaye de créer un héros à la Tintin, incontournable dans son design. Aussi, je crois que les enfants perdent leur beauté. Il y a une beauté spirituelle chez l'enfant, et avec l'adolescence, la puberté, les jeunes enfants perdent ça, ils n'y croient plus. Ils sont beaux mais ils pensent qu'ils ne le sont plus. C’est pour ça qu'ils se créent une autre beauté. La beauté pour une jeune femme de seize ans devient du make-up, une beauté fabriquée. Et je pense que Cowboy Henk est une beauté fabriquée. Parce qu'il y a une crainte, ou plutôt une crise chez ce héros. Il n'est pas sûr de lui, alors il se crée une beauté, comme le fait une jeune fille de seize ans, une beauté artificielle. Et la BD qu'on connaît se trouve dans cette période enfantine, d'avant la puberté. Je pense qu'il est temps maintenant pour la BD d'éprouver la crainte, une perte de soi-même, une crise existentielle. Tout ça est nécessaire au monde de la BD. Mais je crois que ça va être très difficile, parce que le monde de l'art et de la philosophie a déjà connu ça, l'existentialisme, Kierkegaard, l'humanité a déjà rencontré cette crainte, et la BD arrive cent ou deux cent ans trop tard.
 
Jérôme LeGlatin : La beauté artificielle, cette crise du héros dont tu parles, ce visage que tu lui as donné, indiquent-ils que ton travail n'est que mensonge  ? Et que tu es à la recherche ou en attente du retour d'une beauté perdue ?
 
Herr Seele : Le héros est comme nous, êtres humains, il vieillit. Les autoportraits que je fais en ce moment sont un travail de recherche sur mon héros, un travail que je livre en me regardant. Le héros de BD est toujours un portrait de son auteur. Tintin et Hergé se ressemblent, c'est choquant. De même avec Krazy Kat, George Herriman était noir, métis. Il était de la Nouvelle-Orléans, il était créole. Donc, Cowboy Henk a besoin de vieillir, et c’est le travail que je réalise maintenant avec les autoportraits. Je cherche la vérité. Et lorsqu'on dit vérité, il faut penser masque, Trout Mask Replica de Captain Beefheart, et le travail de Carl Gustav Jung, le masque, la persona, on a tous un masque, on est toujours deux personnes. Mon travail sur les autoportraits cherche à rendre Cowboy Henk plus vrai. Les blagues de Cowboy Henk sont sur papier, oui, mais ça ne suffit pas. Moi, je pense à la manière de René Magritte  : une femme en marbre sur une peinture, ce n'est pas très intéressant, mais imagine une femme en marbre qui entre ici, dans la pièce, ce serait choquant. Magritte a raison, et c’est ce que je cherche, cette grande absurdité dans la vie, dans la réalité.
 
Jérôme LeGlatin : Je crois qu'il y a une erreur à ne pas faire  : considérer que tu es avant tout un dessinateur de bande dessinée qui se livre à l'occasion à des pratiques artistiques annexes. Au contraire, toutes tes productions, peintures, sculptures, etc., sont liées.

Herr Seele :
C'est totalement uni ! Les autoportraits que je fais, c’est de la BD. Pour moi, chaque dessin est une actualité qui transforme l’œuvre, comme autant de faces d'une même pièce cubiste. Et je n'ai jamais considéré la BD comme quelque chose de moins valable, quand bien même je suis, dans mon être, un des grands artistes de ce temps. J’ai toujours donné mon meilleur pour la BD, parce que la BD est le monde spirituel, et nous sommes l'art d'aujourd'hui. Koons n'existe pas, c'est nous les artistes contemporains, c’est nous, c'est très simple. Et ce n'est pas parce que les gens ne le voient pas que ce n'est pas ainsi. On s'en fout totalement de ce que le public pense. L'art contemporain, c'est nous.

Jérôme LeGlatin : Être l'art contemporain, être un art actuel, c'est aussi être de son temps. Cowboy Henk, et tout ton travail, est-il appelé à très vite disparaître dès lors que l'époque aura passé ?

 
Herr Seele : Non. L'art gothique flamand est très actuel aujourd'hui. Un grand art reste actuel, et je crois que c’est une définition de l'art. Il y a beaucoup de beauté dans le monde. Un caillou est très beau. Un caillou est une œuvre d'art faite par le vent, la nature. Un dessin d'enfant est très beau, c’est quelque chose qu'on ne peut pas faire en tant qu'adulte, l'agressivité, cette agressivité, l'explosion de l’œuvre d'art d'un enfant qui dessine. Mais pour autant, tu ne peux pas mettre ce dessin dans un musée, ça ne marche pas. Remplir un musée de dessins d'enfants est impossible, parce que tous les enfants sans exception sont des grands artistes. Et un musée est un espace avec une présence réduite  : on compte douze primitifs flamands sur deux siècles.
 
Jérôme LeGlatin : L'art témoignerait toujours des rescapés ?
 
Lison d'Andrea : Et de ceux qui ont conservé le génie ?

Herr Seele :
Notre différence avec l'enfant est que nous avons traversé le sacrement de la sexualité. Nous sommes devenus hommes. Les jeunes enfants n'ont pas ça, ils ne connaissent pas encore la sexualité. Tant que tu n'as pas connu ce sacrement, tu n'es pas muséal, tu n'entres pas dans le musée.
 
Jérôme LeGlatin : Mais en y entrant, tu perds obligatoirement un peu de magie.
 
Herr Seele : Nous avons perdu cette magie, notre vie consiste à rechercher le génie... J'ai cette idée, qui concerne la distinction entre expressionnisme et classicisme en histoire de l'art. Le classicisme est la santé, et l'expressionnisme la maladie. Kama et moi portons cette distinction. C'est ainsi que nous travaillons ensemble, d'une manière très surréaliste, car je pense que le surréalisme est le mariage impossible entre l'expressionnisme et le classicisme. Impossible, car tu ne peux pas être malade et en bonne santé en même temps. Et en même temps, c'est ce que nous sommes, tous ! Car la santé parfaite, ça n'existe pas, sauf dans la prime jeunesse peut-être. Et une maladie parfaite, ça n'existe pas non plus, c'est la mort. Nous avons ça, cette distinction. Je pense être le classicisme, la santé, et je pense que Kama est l'expressionnisme. Kama est un peu moins conscient que moi, je suis plus intellectuel. Je suis mythologique et Kama serait l'opposé de la mythologie... Ce serait quoi, alors, l'opposé ? La poésie, peut-être, c'est-à-dire inventer quelque chose qui n'existe pas.
 
Lison d'Andrea : Comment est né Cowboy Henk ?
 
Herr Seele : Je lisais Bravo, un western, une revue des années 30. Ma mère lisait ça enfant, et Kama en avait deux ou trois, et nous lisions ça, et on s'est dit : « Waouh, ce visage serait super pour Cowboy Henk ! ». Le tout premier Cowboy Henk est la copie d'un personnage d'un de ces récits de western. Cowboy Henk est né dans le plagiat. Nous sommes les héritiers du surréalisme, et le surréalisme accorde une grande importance au plagiat. Dali préférait les copies de l'Angélus de Millet à l'original. Il a raison. J'ai un Angélus sur une horloge, et c'est mieux qu'en peinture, c'est beaucoup plus drôle. Je pense que l'humour est extrêmement important dans notre société.
 
Jérôme LeGlatin : Pourquoi ?
 
Herr Seele : Parce qu'il n'y a pas de base théorique en humour. Quelque chose est drôle, et c’est difficile de savoir pourquoi, c'est difficile de l'analyser. Et rire est important, c’est bon pour la santé. Je pourrais remonter à l'anthroposophie et à Rudolf Steiner qui, comme Freud, a travaillé sur la blague. Rudolf Steiner dit que quand tu ris, quand tu as un orgasme, quand tu dors, ton corps éthérique flotte au-dessus de toi, et que quand tu es sérieux il entre de nouveau en toi.
 
Lison d'Andrea : Faire rire, c’est ce que vous cherchez avec Cowboy Henk ?
 
Herr Seele : Oui, faire rire les gens dans des temps très instables. Ce qui est difficile, car nous vivons dans un monde flottant, l'ukiyo-e, la gravure japonaise, un monde impressionniste, un monde qui n'est plus stable comme l'était l'Égypte Ancienne. Et faire de l'humour dans ce monde, ce n'est pas évident. Car si tout flotte, il n'y a pas de stabilité, et l'humour c'est relativiser l'absolu. Un monde religieux, catholique, par exemple, c'est parfait, on peut en rire. C'est ce que Luis Buñuel a fait. Et il a pu le faire car ce monde existait encore, la religion existait encore dans la société, dans le cœur des gens. Mais maintenant...
 
Lison d'Andrea : L'humour est aussi une question d’intimité, et de connivence.
 
Herr Seele : Oui, c’est vrai. Car quand tu ris avec quelqu'un, c'est toujours de manière intime. Si dix millions de gens rient de la même chose, c'est que ce n'est pas extrêmement drôle. Le bon humour est intime, oui. Car c’est aussi chercher tout ce qui peut être drôle dans ton être, existentiel, psychologique, c'est aussi rire de tes défauts, bien sûr, de ton âge. Dans la toute jeunesse de l'enfance, tu ne regardes pas tout ça, tu t'en fous. La beauté, la santé, ça ne t'intéresse pas. Mais soudain, la beauté devient importante pour le jeune adulte, et l'humour aussi, vers l'âge de 13 ou 14 ans, l'humour devient très important dans la vie d'un être. Avec l'enfant, l'humour est là, mais dans l'agressivité. Et je pense que le surréalisme a aussi cherché cet humour enfantin, l'agressivité. Nous aimons ça, c’est le véritable humour.
 
Jérôme LeGlatin : Peu d'artistes se réclament encore du surréalisme.
 
Herr Seele : Le surréalisme aspire à l'art appliqué, pas aux arts supérieurs, et il est en rapport avec les camps de concentration, qui sont la charnière. Le surréalisme commence en 1926 et se termine en 1968 avec les révoltes des étudiants. Les camps de concentration sont un problème pour l'humanité, et le surréalisme est une réflexion menée sur ce sujet, réflexion qui se termine en 1968. Les étudiants ont éliminé tout ça. On voulait le plein soleil de nouveau. Ça se voit aux chemises, aux corps bronzés de l'époque. Je me souviens, quand j'étais jeune, au début des années 70, je ne me trouvais pas assez bronzé, je me trouvais nul. Et le surréalisme s'est terminé là, parce que les peaux bronzées n’allaient pas avec René Magritte...
 
Lison d'Andrea : Tu aurais pu ne te consacrer qu'à la peinture ?
 
Herr Seele  : Oui. Si je n'avais pas rencontré Kama, je serais allé beaucoup plus loin dans ma carrière. Mais c’est un peu comme l’œuvre d'un maître médiéval. Tu pourrais être un grand génie, mais tu fais des retables pour l’Église, pour le patron, ce qui ne t'intéresse peut-être pas. Mais tu fais tout de même de superbes œuvres... Même si la BD, elle, est beaucoup trop liée au cinéma. Et c’est la grande question de Tintin. Où et comment l’œuvre d'Hergé se lie-t-elle au cinéma. Je trouve les cadrages d'Hergé assez étranges. Hergé fait du film dessiné, des scènes, des pages homogènes, dans un même décor, il fait marcher son personnage sur la ligne du bas de case. Il cherche un rythme très sobre. En tant que dessinateur, quand je regarde un album de Tintin, je vois un film. Hergé s'incline devant le cinéma, et moi je ne veux pas, je préfère faire un art monumental.
 
Jérôme LeGlatin : Qu'est-ce qu'un art monumental ?
 
Herr Seele : René Magritte a dit que le modèle doit faire de son mieux pour ressembler au portrait. Car si peinture et modèle ne se ressemblent pas, le peintre n'y peut rien, c’est de la faute du modèle. Magritte a raison. Et là, il parle de l'art monumental.
 
Lison d'Andrea : Il y a beaucoup de références faites à Hergé dans Le gang des offreurs de chevaux. Pourquoi cette présence ?
 
Herr Seele : Aucune idée. On a commencé Cowboy Henk en 1981, dans le quotidien De Morgen, un gag de six cases par jour, une demi-page. On a fait ça pendant un an et demi. On avait un tout autre style. C'était un travail nihiliste, dada, très anti-BD. Les gens nous haïssaient. Notre œuvre de jeunesse était très punk, violente. Pour Le gang des offreurs de chevaux, on a essayé tout autre chose. Kama a écrit cette histoire, ici à Ostende, dans sa chambre de jeune homme, il vivait encore chez ses parents. Et moi, je ne sais pas pourquoi, je me suis lancé dans un style à la Hergé. J'étais surpris moi-même de ce qu'il se passait. Les planches sont très réussies, surtout le début, le début est génial. À la fin, ça devient plus difficile. C'est toujours le problème avec une histoire, il faut la finir, ça devient moins intéressant.
 
Jérôme LeGlatin : C'est le seul récit long que vous ayez fait ?
 
Herr Seele : Non, on en a fait quatre au total. Une histoire où Cowboy Henk va aux Jeux Olympiques, plus ancienne que Le gang des offreurs de chevaux. Une autre qui s'appelle Le désert des penseurs où Kama et moi travaillions séparément. Kama avait rejoint Hara-Kiri, il vivait à Paris pour quelques mois, j'étais seul à Ostende et je faisais mes dessins sans savoir ce qu'il écrivait. C'est un chef-d’œuvre surréaliste. Il y a, disons, dix pages au début, qui sont vraiment superbes, totalement absurdes, des cow-boys qui se battent avec des indiens tout en philosophant à la Wittgenstein.
 
Lison d'Andrea : Et c'est encore un western. Ce qui est rare chez Cowboy Henk, malgré son nom.
 
Herr Seele : Oui, déjà dans la première histoire longue, un cow-boy qui veut gagner les Jeux Olympiques, ça nous paraissait drôle. Mais dans Le désert des penseurs et dans Le gang des offreurs de chevaux, c'est vraiment un cow-boy. On a utilisé un cow-boy, sans doute parce que c'était une des figures de héros de notre jeunesse. En BD, il y en avait peu. Lucky Luke, mais c’était très caricatural. Je préférais quelque chose de plus réaliste... Une de mes influences de jeunesse, c'était Rip Kirby d'Alex Raymond. Ce genre de dessins trop réalistes, les hommes très machos aux sourcils froncés. Le dessin macho m'attirait, Superman, le comics américain, on voulait faire quelque chose comme ça… Mais pour nous, Cowboy Henk, c'est aussi Tintin adulte.
 
Lison d'Andréa : Tintin après le sacrement de la sexualité  ?

Herr Seele : Oui, même s'il a déjà passé cet âge. Tintin est un être très problématique. Il est en pleine puberté, il ne sait pas ce qu'il veut. Tintin n'est pas un héros, il est très fragile, c'est probablement la raison de son grand succès. Il est extrêmement fragile, et c’est difficile à voir car il résout tous les problèmes, mais il est très fragile, car il est dans la puberté. Et on n'aura donc jamais un succès équivalent, puisque Cowboy Henk n'a pas cette fragilité. C'est une autre fragilité, Cowboy Henk est un autiste... Et aussi on travaille dans une sorte de spontanéité de la création. Parce que la blague est importante, parce que la blague c'est le plus important. Quand on a une bonne blague, on ne va pas la laisser tomber. Pour nous, la blague c'est un dogme. On ne peut rien y changer. Si on change un petit détail, la blague ne fonctionne plus. Et ce sont ses lois qui nous intéressent. Mais chez Hergé, il n'y a presque pas d'humour, comme chez Bushmiller. Il n'arrive pas à faire de blagues. Il essaye avec les Dupond et Dupont, qui ont à voir avec le film muet. C'est que Tintin débute au moment où le film parlant apparaît, et c'est une observation extrêmement importante. Le film muet se termine quand Tintin apparaît sur scène, c'est extraordinaire. Et Hergé retient un aspect du muet avec les Dupond et Dupont. Ils sont en noir, ils n'ont pas besoin de couleurs.

Jérôme LeGlatin : Mais ils parlent beaucoup et leur humour passe par des jeux de langage.

 
Herr Seele : Non. Ils tombent dans les escaliers. Ils sont très visuels. Ils sont en noir et blanc, ils sont vraiment comme ces films. Mais effectivement, ils parlent, bien sûr. C'est une BD, pas du film muet, mais ce sont en fait des scénarios de films muets. Et Nancy et Hergé, c'est un peu le même humour. Même si Bushmiller a peut-être réalisé tout ça avec une intelligence commerciale supérieure. Tout est arrondi, c'est très cute, mignon. Pour moi, Hergé est plus proche du cinéma. Bushmiller, c'est de la BD pure, c'est un maître, et c’est une grande présence dans notre œuvre. On ne connaissait pas Nancy jusqu'à ce qu'on rencontre Art Spiegelman dans un bateau, à Paris. Il était en train d'écrire Maus, que je n'aime pas tellement, je ne suis pas un grand fan de Maus, mais j'aime l’œuvre expérimentale de Spiegelman...
 
Jérôme LeGlatin : Qui est infiniment plus intéressante, oui.
 
Herr Seele : Oui, infiniment. Et Spiegelman nous a dit que Cowboy Henk ressemblait à du Bushmiller. Et on ne le connaissait pas, on s'est donc demandé qui était ce Bushmiller... J'ai, moi aussi, cette tendance au cute, à arrondir toutes les choses.
 
Lison d'Andréa : Mais moins maintenant.
 
Herr Seele : Non, toujours.
 
Jérôme LeGlatin : Mais cette tendance se voit contrebalancée, entre autre par ce menton qui perturbe l’œil.
 
Herr Seele : Oui, ce menton n'était pas là au début. C’est inconscient, je ne sais pas pourquoi. Aussi, on n'a jamais trouvé de personnages secondaires. J'aimerais y arriver à l'avenir. Et c'est extrêmement difficile, ça va demander une énergie quasi impossible. Une femme, par exemple.
 
Jérôme LeGlatin : Et comment trouver un partenaire à un personnage que tu dis autiste ? C'est très compliqué.
 
Herr Seele : Oui, c'est très dur. J'aimerais trouver une femme. Et dans la vie aussi, pourrait-on dire. Car ça participe du même mouvement. L'année prochaine, je vais commencer à étudier les femmes. Je vais peindre des femmes, des portraits. Quand je regarde une femme ou un homme, j'ai un truc. Si tu es un homme, je te regarde comme femme, et je me demande si je pourrais être amoureux de toi. Et pour une femme, je te regarde comme homme, et je me demande si tu pourrais être mon ami. Il faut regarder les autres êtres comme ça. Parce que regarder l'autre, c'est déjà quelque chose de religieux. Dans l'Ancien Testament, un écrit indique que si tu regardes l'autre, tu vas vers Dieu en lui. Et c’est très intéressant de pouvoir te dégager de ce que tu es, et que tu puisses voir autre chose en lui, c'est déjà subversif. Tu n'es pas, ceci n'est pas une pipe, ceci n'est pas Jérôme, ceci n’est pas Lison, ceci est Dieu, ça c’est déjà une surprise... Et Cowboy Henk est la nouvelle Bible. C'est exactement la même chose. Je n'ai pas besoin de Bible, je lis Cowboy Henk. C'est d'un point de vue éthique tout aussi nourrissant. C'est le nouveau conte, et le conte c’est l'inconscient d'une société. Il y a très peu d'écrivains qui peuvent le faire. Kama m'a dit  : «  En trente ans, je n'ai rien lu en BD d'humour qui m'intéresse.  » Et il y a aussi beaucoup trop d'illustration en BD. Comme chez le Frémok, je trouve. Trop d'illustration. Et l'illustration, ce n'est pas la BD. La BD, c'est autre chose, mais c'est difficile de dire quoi. Kama et moi, nous avons cette combinaison magique pour faire de la BD. Et c'est extrêmement rare. Parce qu'à mon avis Frémok ne l'a pas. Dominique Goblet par exemple, ce n'est pas de la BD, c'est de l'illustration, c'est tout autre chose. Cette base des années 20, des années 30, les grandes BD américaines sont importantes, elles sont une structure pour nous. Ça, c'est la BD.
 
Jérôme LeGlatin : Lorsque tu opposes Dominique Goblet et les bandes américaines des années 30, est-ce par rapport à des questions de dessin, de figuration ?
 
Herr Seele : Je pense que Dominique Goblet fait trop de recherche. Il ne faut pas faire de recherche en BD, il n'y a rien à trouver. Il y a beaucoup de gens qui doutent dans la vie et qui cherchent Dieu, et je n'y crois pas du tout, il n'y a rien à trouver. Le travail de Dominique Goblet est un travail de recherche sur le contenu, le scénario et le dessin, ce n'est pas de la BD. Dans la BD, j'ai besoin d'une régularité, d'une répétition. Comme une BD publiée chaque semaine. Mais bon, c'est ce que fait la maison Frémok, de la recherche. On a déjà vu ça, beaucoup, des gens qui veulent un nouveau langage dans la BD. Ça ne m'intéresse pas. Je crois que c’est plus moderne, maintenant, de renouveler l'école franco-belge. Et on va essayer d'introduire de la jeunesse dans Cowboy Henk, car les BD qui se vendent bien mettent en scène un enfant, c'est une vieille loi. Dès qu'il y a un enfant, les enfants lecteurs sont immédiatement intéressés, et les enfants lecteurs composent un large public.
 
Lison d'Andrea : Tu envisages que Cowboy Henk ait un enfant ?
 
Herr Seele : Je ne sais pas si je peux le dire, mais on a pensé réaliser un album où Cowboy Henk a un enfant, où il tombe enceint. Car c'est une possibilité aujourd'hui, même si d'un point de vue éthique ça pose question. Le problème est que si l'on fait ça, ça devient de nouveau un album très adulte. Moi, j'aimerais faire un album qui puisse être lu par des enfants. J'aime que mes BD soient très commerciales, car ça fait partie de la BD, ce côté extrêmement commercial.
 
Lison d'Andrea : Tu parlais de publication hebdomadaire. Tu travailles à ce rythme depuis 36 ans. Tu ne connais pas de lassitude ?
 
Herr Seele : Non, pas du tout. Et j'y mets encore toute mon énergie. Parce que je suis d'abord un artiste. Et c'est aussi par respect pour les scénarios de Kama. Il vient de m'écrire un scénario, il écrit probablement ça dans son bain, en cinq minutes. Pour moi, c'est comme ces philosophes grecs qui se promènent. C'est génial, c'est extrêmement sacré. On ne doit pas y toucher. Et mon rôle est de l'offrir à la clientèle, à la société. Donc, je vais continuer à faire ça. C'est religieux, très religieux. Oui, c'est ce que je veux faire. Et l'Art, d'accord, mais si j'ai du temps à côté. Si l'Art prend la première place dans la vie, il doit se battre avec la BD, il doit la conquérir, il doit la renverser. Et tant que je trouve la BD plus importante, la BD reste au premier niveau. C’est un peu une lutte.