par Pierre Polomé, Bruxelles, le 13 avril 2000
Les membres de Fréon et vous-même travaillez suivant des techniques particulières et assez rares en bande dessinée. Pourquoi ?
Je me demande justement pourquoi nos techniques sont habituellement peu utilisées en bande dessinée. Pourquoi la plupart des dessinateurs travaillent-ils encore avec un trait noir qui cerne tout et des couleurs mises en à-plat à l'intérieur ? Même quand ils utilisent de la couleur directe, ils se maintiennent tellement loin des possibilités de la tradition de l'image pure. Alors que chez Fréon, notre but premier est vraiment une exploration du langage de la bande dessinée.
Pouvez-vous expliquer en quoi consiste la technique que vous employez dans Gloria Lopez ?
Le monotype : c'est une technique apparentée à la gravure. On travaille sur une plaque de plexiglas avec de l'encre de gravure, au pinceau et avec du White Spirit. Avec le pinceau, on pose l'encre de gravure. Après, on peut toujours revenir avec le White Spirit pour diluer, ajouter ou enlever. Le White Spirit dissout un peu l'encre et créé des "nuages" ou des "flous". On peut assez bien gérer quand on pose le noir car l'encre est grasse, lourde et épaisse. Mais quand on vient avec le White Spirit, on ne sait pas très bien quel sera son effet sur la plaque. Il peut y avoir des endroits plus mats qui ne passeront pas à l'impression.
Avec le monotype, jusqu'au moment où l'on décide que c'est fini, il n'y a rien de définitif. On peut toujours rajouter des blancs et des noirs. Tout peut toujours se dissoudre ou se renforcer. C'est ce qui m'intéressait : on travaille sur un dessin et il faut l'avoir fini le jour même car le lendemain, tout est sec.
On devine que cette technique entre en adéquation avec la nature du récit...
Oui, c'est un récit assez flou et dilué. J'ai travaillé à sa structure comme je le fais pour l'encre sur la plaque de plexiglas. Un des thèmes principaux est cette encre qui se pose, qui s'en va. Le récit n'est jamais fixé, rien n'est vraiment sûr. Il y a toujours des retraits et des ajouts qui font fonctionner à la fois le récit et la technique. J'ai voulu donner une certaine profondeur, celle de l'encre utilisée.
Quels sont les éléments constitutifs d'un personnage comme Gloria Lopez ?
Elle reflète certaines peurs que l'on peut avoir, les questions que l'on se pose par rapport à la pureté, au mal et à d'autres choses comme les frayeurs d'enfant, ou face au vice, l'attirance en même temps pour le vice. Ou encore, la déperdition, le fait d'être dans un monde qui nous dépasse. J'ai commencé ce récit après avoir lu Justine et les Infortunes de la Vertu, du Marquis de Sade. Ce livre m'a marqué par sa simplicité, ses images de la détresse face à l'incompréhension du monde, la naïveté, ses rapports au réalisme, au mal et au bien, à la suite de catastrophes et horreurs que l'on peut devoir endurer.
Un autre aspect que j'apprécie à la lecture de Sade consiste en une certaine absence de scénario. Celui-ci est réduit à la répétition de la même idée, qui revient constamment avec des variations. Tout est très prévisible : dès que l'on a lu quelques pages, on a compris que ce sera tout le temps "comme ça" dans l'entièreté du livre. Malgré cela, l'histoire fonctionne car la répétition ne fait qu'amplifier l'horreur de la chose et on sait que ça va aller crescendo, de pire en pire. J'aimais cette idée, qu'un scénario ne soit pas spécialement lié au suspense mais aussi au fait que l'on connaisse l'évolution depuis le début. Je la retrouve par exemple dans un film récent comme Sombre, de Patrick Grandrieux.
On peut penser aussi aux illustrations des textes de Sade ou d'autres textes érotiques/pornographiques du XVIIIème siècle quand on regarde vos dessins. Y a-t-il une parenté à ce niveau ?
Pas vraiment car mon récit s'est éloigné de mon "influence" sadienne initiale. Disons qu'il y a un côté vieillot dans mes dessins qui sert à prendre une distance par rapport à l'histoire. Si celle-ci se plaçait dans un cadre contemporain, tout prendrait une orientation plus primairement politique. Or, je veux que l'histoire apparaisse presque comme un conte. Dans l'époque que je mets en scène, il y a des anachronismes et des lieux qui ne sont pas beaucoup plus déterminés. C'est assez vague, un peu comme des images mentales que l'on peut avoir, sans volonté de créer un décor réaliste.
L'époque de Gloria Lopez se situe dans les années 20, 30 ou 40, lors de l'incursion de la pornographie dans le cinéma, dans l'ambiance des bordels d'alors.
Un élément paradoxal se glisse dans ce cadre historique : au moment où les européens émigrent massivement vers l'Amérique du Sud, Gloria Lopez fait le chemin inverse. S'agit-il du seul acte véritable posé par le personnage, qui se comporte sinon de façon très passive ?
Le propos est plus général : il s'agit de toutes les personnes qui viennent en Europe pour y trouver du travail et de l'argent, avant de se rendre compte que ce n'est pas aussi simple. C'est aussi une fuite en avant pour Gloria. A partir du moment où elle débarque quelque part en Europe, elle subit les choses. Elle est passive, oui, mais on ne sait pas très bien pourquoi : elle parle peu, elle semble ne pas comprendre. Elle est en tout cas prise en mains mais d'une telle façon que ça n'aurait pas dû lui arriver.
A propos des images que l'on voit à la fin de l'album, s'agit-il de la vie de Gloria en Amérique du Sud, quand elle était enfant ?
Ces images ont été réalisées à partir de photos. Dès lors, je vous retourne la question : ces images correspondent-elles à l'enfance de quelqu'un qui aurait pu vivre à cette époque indéterminée dans ces endroits non-définis ou bien s'agit-il d'images que nous avons en nous, par notre culture photographique ? Si vous voulez, est-ce que c'est l'imagination du narrateur du livre qui projette l'enfance de Gloria Lopez ou bien est-ce que c'est vraiment cette enfance ?
On retrouve cette volonté de ne pas élucider les choses tout au long du livre. Pourquoi refuser d'expliquer ?
Tout le livre essaie d'expliciter une série de sentiments liés au sort de Gloria, à sa déperdition. A côté de cela, savoir exactement ce qu'il s'est passé n'a pas beaucoup d'importance. Il ne s'agit pas d'un polar avec une énigme à résoudre.
Pourtant, on y assiste au moins à un début d'enquête...
Oui, cela me semble important qu'il y ait une enquête mais on n'en saura pas beaucoup plus. Ce n'est pas arbitraire comme procédé, disons que cela découle de ma façon de traiter ce récit par retraits et ajouts. Chaque chapitre est une nouvelle façon de tourner autour de l'histoire alors que celle-ci est tellement simple que l'on n'a pas besoin de la connaître. Elle est même tragiquement très très simple. On peut s'imaginer facilement ce qui n'est pas dit.
Bien sûr, le déroulement d'un tel récit ne pouvait être linéaire, n'est-ce pas ?
La temporalité du récit est liée à qui raconte l'histoire, dans quel état il est pour raconter et en définitive, est-ce bien lui le narrateur ? C'est un questionnement sur le langage. Celui qui raconte est apparemment un personnage qui essaie de comprendre quelque chose, alors que lui-même n'est pas non plus très net. Comme nous, il n'a pas forcément envie de comprendre les choses pour les bonnes raisons. Peut-être est-il lui aussi pervers. Ce narrateur correspond à la deuxième partie du livre, voire à son intrigue principale : qui est le narrateur, pourquoi et comment raconte-t-il, que veut-il savoir ? Le fil de sa pensée n'est pas très claire, donc l'histoire ne pourrait être linéaire, et sa reconstruction est de toute façon perturbée.
N'avez-vous pas peur, compte tenu de la complexité du récit, de laisser vos lecteurs "à la porte" ? Je pense notamment à cet enchaînement de portraits de Gloria Lopez...
Ce passage est une réflexion particulière sur les concepts de séquence et de juxtaposition d'images en bande dessinée. On le comprend au prix d'un certain effort sans doute, donc c'est vrai que j'ai un peu peur de perdre mes lecteurs en chemin. En fait, j'ai essayé de créer un équilibre. D'un côté, il faut que l'anecdote soit assez claire sans qu'elle n'éclaire trop le récit, qu'il se passe quelque chose que l'on puisse comprendre de A à Z. Par exemple, une voiture qui est précipitée du haut d'une falaise et qui s'écrase au sol. On comprend bien ce qu'il se passe mais juste après, on voit des portraits de Gloria alterner avec des vues d'un lieu dévasté pendant douze pages. C'est l'autre partie de l'équilibre. J'ai l'impression qu'on a compris suffisamment de choses dans le récit pour accepter qu'il semble se figer tout à coup. Cela correspond à l'état mental du narrateur, apparemment plus très apte à mener le récit.
Divers éléments de Gloria Lopez peuvent se rattacher à l'art du cinéma muet : l'esthétique, l'implication du lecteur/spectateur qui peut s'investir dans un espace libre, l'époque, des textes que l'on peut assimiler à des intertitres, etc... En avez-vous conscience?
Oui, même si je ne suis pas un grand connaisseur du cinéma muet. J'avais effectivement envie que ce livre soit un peu comme un film muet. Ainsi, les dialogues, c'est-à-dire le texte qui est dans l'image, ne sont pas les premières choses que l'on voit quand on lit le livre. Il faut d'abord lire l'image et ensuite, on découvre le texte. Alors qu'en bande dessinée, même en bande dessinée "moderne", le texte se trouve généralement dans une bulle blanche et c'est lui que l'on voit en premier. Dans Gloria Lopez, c'est le contraire. Cela donne une sensation d'histoire muette car la voix se trouve à l'arrière-plan. Cette dissimulation de la voix participe de l'atmosphère du livre, le rend plus sourd.
Cela se vérifie sur le plan sonore mais aussi au niveau des images. Vous pratiquez la surimpression dans un espace volontiers plus onirique que réaliste...
Oui, dans le cinéma muet primait la magie de l'image. Par exemple, j'ai vu récemment Folies de Femmes d'Erich Von Stroheim (1920). J'étais noyé dans cette image magnifique, pleine de matière. C'est terriblement beau. Dans une séquence, on voit les personnages parler sans savoir ce qu'ils se disent… mais on sait que c'est fort. J'aime beaucoup cette idée de voir des gens parler sans que l'on sache de quoi, ils n'en sont que plus intéressants. En fait, dans le cinéma muet, les intertitres et les images sont tous deux primordiaux, sans pour autant s'imposer au détriment de la narration. On peut résumer cette analogie en disant que dans Gloria Lopez, c'est aussi la matérialité de l'image qui parle et qui raconte l'histoire.