96 pages — 33 × 33 cm
impression 4 Pantone, couverture
cartonnée brut — collection Amphigouri
ISBN 9782930204604
Eric Lambé, sur Le Fils du roi
∞ Comment et quand le projet de ce livre est-il né ?
En terminant mon précédant livre, Un voyage avec Philippe de Pierpont chez Futuropolis et je me suis senti dans une impasse, frustré par le résultat. Au fil des trois livres réalisés avec Philippe, j’avais développé une imagerie, une manière de voir le réel de plus en plus épurée. La dernière page d’Un voyage était à moitié recouverte d’une grande case bleu clair.
Le sentiment de ne pas m’exprimer pleinement et d’être coincé par les contraintes que m’imposaient notre travail m’a envahi. J’avais envie de quelque chose de « brut », touchant directement là où il faut dans le cerveau. J’ai pris un carton blanc carré qui se trouvait sur ma table à dessin, un bic bleu et un bic noir qui y étaient aussi et j’ai dessiné une forme simple (je ne me rappelle plus du motif) que j’ai hachuré jusqu’à saturation. De l’image que j’avais devant moi se dégageaient une atmosphère, un type de lumière et une temporalité qui m’ont enchanté. Je voulais un livre qui « déborderait » de la bande dessinée, un projet narratif bien sûr mais où la « liberté » de ton et de réalisation serait la plus grande possible. Je souhaitais aussi qu’en plus du livre ce travail aie une vraie pertinence à être exposé. Un livre et un mur couverts de hachures de bics bleus et noirs ! Mélancolique et grotesque !
J’avais aussi l’envie de revenir à un « monde », que j’avais mis en place dans mon premier livre Les jours ouvrables (Amok 1997), faisant partie d’un pseudo label que j’avais créé, Les botaniques comics, qui devait regrouper toutes mes futures créations, et que j’ai laissé tomber, même si j’ai bien tenté d’y revenir de temps à autres et que des fragments de projets gisaient dans mes cartons. Ces dessins hachurés m’ont rappelé à ces projets avortés. Comme si la finalité se trouvait sous mes yeux, mais pas le chemin qui y mène. C’était un univers dans lequel il me fallait évoluer pour en découvrir le récit.
∞ À quoi le titre fait-il référence ?
J’ai travaillé longtemps en pensant que ce livre s’appellerait Deux îles, titre d’un des projets inaboutis dont je parle plus haut. Deux îles renvoie directement à un passage du Fils du Roi, où les deux empreintes, celle de l’homme et celle de la femme, s’agrandissent pour devenir des silhouettes/îles au centre des vagues.
Cependant d’autres passages m’ont conduit ailleurs et ce titre est devenu trop réducteur. Il glissait vers la mélancolie et insistait lourdement sur l’un de mes thèmes de prédilection : la solitude. Je me rendais compte aussi en avançant dans le livre que mes dessins me renvoyaient à mon histoire de famille, et plus précisément aux drames qui l’avaient construite. En me « servant » de ces événements comme motif à des images, je me suis souvenu d’ une phrase que mon père m’avait dite : « Tu sais que tu es le fils du Roi ».
Je n’ai pas trop envie de développer les circonstances dans lesquelles cette phrase a été dite. Simplement « le fils du Roi » me semblait être un beau titre et le plus juste par rapport à ce que ce livre signifie pour moi. « Eric Lambé le fils du Roi ». Titre et auteur se confondent, l’auteur et le livre ne deviennent qu’un. Bien sûr je ne suis pas ce livre et ce livre n’est pas moi. Mais je l’ai habité et il m’a habité de longs mois.
∞ Comment avez-vous construit ce livre ?
Je voulais construire un espace narratif mais être dégagé de toutes contraintes scénaristiques. Faire naître le livre comme il me semblait utile de le faire à tous moments ou me laisser guider par ce qui se mettrait en place. La réalisation est longue si l’on tient compte des premières ébauches abandonnées il y a dix ans. On change, on évolue et je voulais profiter de ces mutations en éliminant le maximum de barrières.
Par contre je m’étais imposé des contraintes techniques : ne pas changer de format – carré – ne pas changer d’outil – bics bleus et noirs. L’atmosphère, la lumière, l’espace et la temporalité qu’il y avait dans les toutes premières images dessinées me semblaient pouvoir créer des liens entre des choses disparates, voire contradictoires.
Les deux personnages aussi, l’homme et la femme que l’on suit tout au long du livre sont un fil conducteur assez fort et simple. Le tuyau que l’homme tire et qui semble sans fin est une sorte de fil d’Ariane, de balise. J’avais dès le début perçu la force d’un univers, mais pas de la vie qui y naîtrait.
Ces quelques astuces m’ont permis d’écrire le livre tout en circulant littéralement à l’intérieur de celui-ci, de faire coïncider des éléments qui pouvaient à première vue sembler ne pas faire sens lorsqu’ils étaient ensemble.
Je ne dessine jamais une image sans avoir conscience qu’elle fait ou fera partie d’un tout, d’un avant et d’un après à celle-ci. J’avance dans le livre en dessinant les images une à une, séparée, mais toutes celles qui sont réalisées sont autour de ma table, juxtaposées les unes aux autres, agencées en séquences de manière à ce que je baigne littéralement dedans.
La dernière étape se fait sur ordinateur. C’est la construction de l’ensemble, l’agencement final des séquences, l’organisation de la lecture. Tout prend son sens. C’est un long travail, de multiples versions ont existé et disparu. Cette partie du travail me semble très proche de ce celui d’un compositeur de musique.
∞ Y’a-t-il une « histoire » dans le fils du roi ?
Il y a une narration : un début, un développement et une fin, des personnages et des événements. Je ne suis pas parti d’une histoire, mais j’ai croisé des histoires avec la mienne en cherchant l’adéquation la plus parfaite possible entre le fond et la forme. Dessiner des mots et écrire des dessins. Si l’histoire surpasse le visuel et que l’image ne devient plus que l’illustration d’un texte ou d’une idée, ça ne m’intéresse pas. Je ne peux plus dessiner. À part la phrase du début, le livre est muet.
Tout doit donc exister par les images. L’émotion doit être directe et visuelle et c’est la succession agencée des images, des séquences et des pages qui créent « l’histoire » et percutent le mental du lecteur.
Ce qui m’importe dans une histoire c’est l’émotion qu’elle va me procurer. Donc pourquoi partir d’une histoire ? Partons de préférence de l’émotion et voyons quel fond et quelle forme lui attribuer !
∞ Dans votre travail en général, diriez-vous que c’est la narration qui précède le dessin ou que des dessins découlent la narration ?
Tout au long de mes différents travaux, je n’ai cessé de me confronter à cette question. J’ai remis en cause à chaque fois la manière de procéder. La bande dessinée est un médium complexe et demande un travail considérable. On raconte quelque chose avec des images et parfois du texte. Le dessin doit traduire les émotions que l’on souhaite partager avec un lecteur au travers d’un récit. Mon problème est de faire un livre pas de raconter une histoire. Faire un livre qui se lit, qui parle le plus directement possible à quelqu’un. Chaque livre est le re-questionnement, la mise en place d’un langage dont le socle est la bande dessinée et où se croisent matière narrative et dessin. Ce livre est ma tentative la plus poussée de faire naître les deux de concert.
∞ Quelles sont les particularités du travail au bic ?
Les questions « quoi faire », « comment le faire » me travaillent continuellement.
L’aspect visuel du bic me parle directement, me séduit et me fascine. Or je voulais faire un travail dont la qualité première serait qu’il soit fascinant. La couleur et la manière d’utiliser les bics – les innombrables hachures, lignes tracées – me semblaient parfaitement complémentaires aux différents thèmes que je souhaitais développer : folie, mélancolie, grotesque, tristesse, absurdité, errance, fascination…
La manière dont je hachure les dessins est essentielle. Le temps passé à dessiner se voit. L’encre du bic est légèrement transparente et lorsque je croise les hachures en les superposant, elle laisse apparaître la mémoire du dessin.
Le bic est un outil pratique et efficace qui me permet d’être dans une énergie brute, de faire coïncider le fond et la forme. Après il y a des raison un peu plus anecdotiques qui ont trait au côté peu noble de cet outil. Lorsque j’étais au lycée, le bic c’était pour les brouillons, les ébauches. Même si pas mal d’artistes utilisent le bic, il reste pour moi marrant de l’utiliser quand on a l’ambition de faire un « chef-d’oeuvre ». Mon intérêt pour l’art brut m’a aussi convaincu d’employer le stylo bille.
∞ Retravaillerez-vous au bic ?
Je ne sais pas. Pourquoi pas ? Je ne ne veux pas en faire une marque de fabrique, un style trouvé qui me servirait à m’exprimer par la suite, une identité. Je sais que ce projet ne pouvait exister que comme ça, mais qu’il s’agit d’un outil répondant à la traduction d’un contenu lié à ce livre. Je pense que chaque livre doit trouver sa forme et donc ses outils nécessaires à sa réalisation.
∞ Certaines représentations de personnages évoquent le cartoon. Est-ce délibéré ?
Cette idée était au départ du projet, presque fondatrice. J’avais besoin de cette liberté d’intégrer différentes formes : réalistes, minimalistes, oniriques et cartoons, de créer des chocs entre des choses contradictoires, des moments assez « académiques » dans leurs formes et des passages grotesques, burlesques, absurdes.
J’aime beaucoup la caricature, l’exagération du réel. En fait je crois que toutes les formes de représentation me plaisent et me touchent.
Parralèllement aux livres qui n’ont jamais été une commande et ont toujours répondu à une nécessité, je travaille aussi comme illustrateur. Plus trop pour l’instant, mais j’ai longtemps bossé pour une revue dans laquelle j’avais l’impression de faire l’inverse de ce que je développais au fil des livres et j’en éprouvais un malaise. J’y illustrais des articles de manière humoristique pour un large public.
J’aimais parfois ces dessins et cette attitude, mais n’arrivais pas à placer cette manière de faire dans le cadre d’un travail plus personnel et intime. « Le fils du roi » m’a offert cette possibilité.
Des livres ou des illustrateurs vous ont-ils marqué dans votre jeunesse ?
Oui beaucoup, mais la liste serait trop longue. Le plus lointain souvenir d’une image qui m’a marqué est, je pense la couverture de l’île Noire d’Hergé. Après je me suis essayé à différents « styles » suivant mes amours du moment. À l’adolescence, le travail de Loustal et Paringaux m’a beaucoup touché. Par la suite le groupe Bazooka et la revue Raw ont été décisifs dans mon parcours, comme la géné— 5/5 —
ration des auteurs espagnols de la revue Madriz (Raül, Del Barrio, Anna juan…). Lorenzo Mattoti, Philippe Weisbecker, Chris Ware…Beaucoup de peintres et de mouvement picturaux ont nourri mon travail.Le livre de l’intranquilité de Fernando Pessoa et l’auteur lui-même m’ont accompagné longtemps, L’histoire de l’oeil de Bataille sans doute aussi. Eraserhead de David Lynch a été un choc. Je devais avoir 18 ans quand je l’ai vu pour la première fois et autant narrativement que visuellement des portes se sont ouvertes.
∞ Certains clins d’oeil à des références ou courants artistiques apparaissent au cours de la lecture. Ont-elles une signification ?
Il s’agit effectivement de clins d’oeil. Ils s’inscrivent directement dans le principe de « liberté » que je m’étais donné au départ de pouvoir intégrer et faire avancer la narration à partir de formes multiples correspondant au mieux à ce que je voulais « faire passer ». On y retrouve de façon directe Picasso – référence à Guernica, au cubisme et à la déconstruction des formes en générale, La rue de Balthus auquel la couverture fait implicitement référence (pour l’anecdote, Balthus s’était surnommé « The king of cats »), les tableaux d’intérieurs de Vihelem Hammershoi et plus largement leur atmosphère et leur composition, Le plaisir de Magritte dans lequel une jeune fille dévore un oiseau et plus largement un ton rappelant parfois le surréalisme belge. Plus discrètement, Alberto Giacometti – l’homme qui marche - et clin d’oeil à « Alberto G », livre que Philippe de Pierpont et moi-même avons fait basé sur la vie et l’oeuvre de Giacometti-, et pour finir Georges Grosz.
Ce sont des figures auxquelles je pense souvent quand je travaille, tant pour leurs oeuvres que pour leur attitude face à leur vie et à leur travail, une sorte de fantasme de ce que serait un « artiste idéal ».
∞ Pensez-vous appartenir à un courant, une époque ?
Je ne sais pas. Je ne pense pas que c’est à moi de me classifier, j’en suis incapable, mais j’appartiens d’évidence à une époque. Au cours de ses ving-cinq dernières années, j’ai évolué dans le « monde » de la bd, et principalement dans ce que l’on appelle la bande dessinée indépendante. Mon parcours est bien évidemment intimement lié à ce contexte et principalement les éditions Frémok et ses auteurs.
∞ De manière générale, avez-vous le sentiment d’appartenir à un collectif ou que le collectif a une place importante dans votre manière de penser ?
Je n’appartiens pas un collectif, mais les collectifs ont été essentiels à mon évolution. Le groupe « Mokka » fut le premier collectif auquel j’ai participé directement à la fin de mes études. Nous l’avions formé, Alain Corbel, Denis Larue et moi-même, dans le but de pouvoir continuer à envisager la bande dessinée comme une création artistique, avec le souci de mixer bande dessinée, illustration, photographie et poésie. Nous avons tenu quelques années. Par la suite, je suis toujours resté très proche des auteurs et éditeurs de Frémok. Je n’ai jamais fait partie de la structure, mais l’on se connaît depuis une vingtaine d’années et j’enseigne la bande dessinée avec Thierry van Hasselt. Nous sommes vraiment très proches. Le Frémok, ce qu’il représente, les valeurs qu’il défend, son utopie sont très importantes pour moi et lorsque je commence « Le fils du Roi » je ne l’imagine pas ailleurs que dans ce catalogue.
∞ Comment imaginez-vous votre travail à l’avenir ?
Il est de plus en plus compliqué (voir utopique) pour un dessinateur de vivre uniquement de son travail, comment articulez-vous nécessité matérielle et nécessité artistique ?
J’ai la chance d’être professeur d’atelier dans la section bd de Esa Saint Luc Bruxelles depuis plusieurs années, ce qui me libère des inquiétudes financières que j’ai rencontré par le passé. Je peux donc plus que d’autres ne m’inquiéter que de nécessité artistique. C’est un luxe dont je suis bien conscient, d’autant plus que j’ai tous les jours devant moi de futurs auteurs de bd qui devront pouvoir s’assumer financièrement. Cela dit, l’argent n’a finalement jamais été un moteur de mon travail d’auteur de bande dessinée. La bande dessinée est une passion, une obsession. Il reste toujours la question récurrente de continuer à faire de la bande dessinée ou privilégier un travail en galerie.
∞ Avez-vous une opinion sur l’avenir du livre et/ou de la bande dessinée ?
Je suis assez pessimiste quant à l’avenir du livre. Difficultés économiques et changements des comportements (habitude de la consommation gratuite sur le net pour les jeunes) me font penser que le livre est de moins en moins perçu comme une nécessité. En ce qui concerne « le fils du Roi », il me semblerait tout fait normal que le contenu puisse être donné gratuitement sur le net. Une autre manière de proposer ce travail pourrait être envisagée.
Je ne pourrais pas imaginer que ce travail ne soit pas un livre ; le livre en tant qu’objet est une présence. J’ai dans ma bibliothèque pas mal de livres que je n’ai pas complètement lu, que je n’ouvre pas souvent et pourtant je ne pourrais pas m’en séparer. J’aime voir leurs dos et les savoir là. Il était donc important que le travail de maquette et de production du livre soient dans la complémentarité, la continuité du contenu. Le format est assez proche des orignaux papier et la technique d’impression (quatre pentones, deux bleus et deux noirs) est très fidèle à la manière dont j’ai travaillé avec les bics bleus et noirs. Le livre devient l’oeuvre originale pour le lecteur qui l’a entre les mains.