Marko Turunen
Traduit du finnois par Claire Saint Germain
360 pages — 17 × 24 cm
impression Bicchro,
Reliure souple avec jacquette américaine
ISBN 9782390220237
Marko Turunen sur le Cheikh hyperactif Partie 1
Lilian Philippe : Le Cheikh hyperactif est probablement celui de tes livres qui comprend le plus d’action, de rythme.
Marko Turunen: Oui, ça vient du Cheikh. Toute cette action vient du personnage.
LP : C’est un très bon personnage pour écrire une histoire rocambolesque…
MT : C’est un personnage intéressant. Ma façon de raconter une histoire a été différente cette fois, j’avais plus d’énergie pour penser à ce que je dessinais. Je le trouve visuellement plus intéressant que mes autres livres, car je n’y raconte pas ma propre vie.
Ce personnage, le Cheikh, est un peu comme un adolescent, bien qu’il ait plus de cinquante ans maintenant. J’avais l’impression de retourner à mon adolescence. Je dessinais déjà des femmes avec de gros seins à l’époque, et beaucoup de violence et d’action. Donc pour ce livre je me suis remis à dessiner comme lorsque j’étais adolescent. C’était amusant.
LP: Encore plus que dans tes précédents livres, tu as des personnages de dessins animés, des jouets, des apparences douces qui contrastent avec la violence de ce monde… Est-ce qu’il faut voir une signification derrière l’apparence de chaque personnage?
MT : Ça symbolise quelque chose. S’il y a des Russes dans un train, je vais peut-être utiliser des jouets russes, des personnages d’animés russes. Le Cheikh, qui est le personnage principal du livre, n’est pas vraiment un cheikh. Par bien des aspects, c’est le finlandais moyen. Il a les cheveux blonds et les yeux bleus. Il aime jouer aux jeux vidéos et regarder des films. Dans le livre, il porte uniquement un costume de cheikh pour cacher son identité. Ce costume est une sorte d’hommage au Cheikh de Nilsiä, un village de Finlande. Quand j’étais adolescent dans les années 1980, tout le monde le connaissait, c’était une célébrité. On pouvait le voir à la télévision et dans les magazines. C’était aussi le Finlandais moyen, son vrai nom était Tauno Kuosmanen (1928-2008), mais il portait toujours un costume de cheikh. C’était une façon de se faire de la pub. Il avait une entreprise nommée Man-Oil et vendait les produits pétroliers qu’il produisait. Il disait que ses produits pouvaient guérir du cancer ou du sida. Il s’est avéré qu’il avait une maladie mentale. Quand on a commencé ce projet, mon cheikh ne voulait pas qu’on puisse le reconnaître. Comme je trouvais qu’il y avait une connexion entre ces deux personnages, j’ai décidé de cacher l’identité de mon personnage sous ce costume.
Ensuite, je choisis ces apparences pour le contraste, comme on joue sur l’opposition entre les couleurs. Quand tu mets du vert et du rouge à côté, quelque chose se passe à la frontière, de la vie apparaît, cette frontière fait mal aux yeux. J’essaye de faire quelque chose comme ça avec les personnages, les décors, l’histoire… J’essaye de créer des éléments qui vont bien ensemble, mais d’une manière qui n’est pas ordinaire, de créer de la tension entre tous ces éléments.
Parfois, je fais simplement les choses pour m’amuser. La plupart du temps, dessiner est un travail difficile et la vie peut être très ennuyeuse. Si un personnage m’amuse, je peux le garder sans qu’il y ait de raison particulière.
LP: Ces références à l’industrie du divertissement servent à mettre le réel à distance ?
MT : Elles rendent les choses plus simples, et plus intéressantes pour le lecteur selon moi. Je n’ai vraiment pas réfléchi à la raison pour laquelle je les utilise.
Il y a aussi mon éducation. J’étais en école d’art, et mon professeur principal était un dadaïste, Ismo Kajander. Il vit à Paris, c’est un vieux monsieur maintenant. Beaucoup de choses que je fais, de décisions que je prends, viennent de ses enseignements. Il est très amateur de Marcel Duchamp, par exemple. Quand j’étais en école d’art, j’utilisais toutes sortes de matériaux, de techniques.
LP: Tu as dit « quand on a commencé ce projet ». Quel rôle le Cheikh a-t-il eu dans l’élaboration du livre?
MT : Le Cheikh était toujours présent. Je lui montrais ce que je faisais. Je lui demandais si ça allait, mais c’est moi qui ait créé les histoires, à partir de ce qu’il m’avait raconté. Parfois, une histoire est une compilation de plusieurs histoires que m’a racontées le Cheikh. Je demandais toujours si ce que j’avais fait lui convenait, et ça lui convenait absolument toujours, même lorsque je lui ai demandé si je pouvais utiliser ce costume de cheikh pour cacher son identité. Ça lui allait.
LP : Les combats, les mouvements des personnages ont une place importante dans ce livre, ils rappellent des films d’action… Le cinéma est-il une source d’inspiration particulière pour vous ? Est-ce que certains auteurs de bande dessinée vous ont inspiré de ce point de vue là ?
MT : J’avais une histoire avec de l’action, la dessiner était assez naturel. La plupart de mes histoires actuelles manquent d’action, dessiner le Cheikh était donc plaisant. Le Cheikh est un grand amateur de films d’action. Je crois qu’il ne regarde que ça, et peut-être des films d’horreur aussi. C’est pour ça qu’il y a de l’action, et c’est aussi pour ça que j’ai représenté des femmes avec de gros seins. Le Cheikh aime les gros seins. C’est son monde, son histoire, c’est une part essentielle de la personne qu’il est. La dernière partie du livre est différente, elle est racontée par un autre personnage et il n’y a pas d’action.
Le cinéma et la télévision sont de toute façon mes plus grandes influences. Je regarde beaucoup de films, et je les collectionne dans différents formats : VHS, BETA, quelques dvd et blue-ray mais pas de secam, quoique les cassettes françaises aient de très belles couvertures. Je n’en regarde pas tant que ça, car ça prend du temps, comme lire des livres, or j’ai besoin de temps pour moi. Je suis plus un créateur qu’un spectateur.
Je ne saurais pas nommer un film d’action qui aurait influencé ma façon de dessiner l’histoire du Cheikh. Les films d’action en général… Adolescent, j’étais très fan de Ronin et de Daredevil, de Frank Miller, avec beaucoup d’action et de mouvement. À l’époque, je dessinais déjà des histoires comme ça, avec de la violence.
LP : Le livre peut aussi faire penser à un road-movie, le Cheikh ressemble au départ à un criminel en fuite… Tu voulais faire un road-comic ?
MT : Euh, non. Si je faisais des films, ils ressembleraient sans doute à des documentaires plutôt qu’à du cinéma. Mais c’est vrai qu’il y a quelque chose. En tant que scénariste, je n’essaye pas de raconter une histoire avec un début, un milieu et une fin. Les règles aristotéliciennes d’écriture dramaturgique ne marchent pas avec moi. Si j’essaye d’utiliser cette formule, le résultat n’est pas naturel. J’essaye de trouver ma propre façon de raconter ce que j’ai à dire, quelle qu’elle soit.
LP : Le livre comporte plusieurs parties, avec des façons de raconter et des couleurs très différentes. Comment ces parties s’articulent-elles ?
MT : L’histoire a été publiée en Finlande, en quatre livres. Il n’y avait pas vraiment de raison d’utiliser plusieurs jeux de couleurs différents, un seul aurait été bien aussi. J’ai eu la possibilité d’essayer avec ces quatre jeux de couleurs.
La structure du livre est comme une cigarette. La première partie, environ 300 pages, est la longue partie blanche avec le tabac. À la fin, quand l’histoire est racontée par d’autres personnes, c’est la partie orange, le filtre. L’histoire entière est censée ressembler à cette cigarette, non fumée. Le Cheikh est fumeur, d’ailleurs.
LP : Cette dernière partie, le filtre vert, permet de comprendre l’ensemble des actes du Cheikh, elle donne envie de relire le livre. Car avant ça, on ne sait rien de ses troubles du comportement, on ne s’en doute que très progressivement. Comment as-tu cherché à développer le personnage à partir de la personne réelle ?
MT : J’aime aiguiser la curiosité et donner de fausses pistes. Il faut que je surprenne, c’est dans ma nature. J’aime être surpris, moi-même, l’un des rares mots de français que je connaisse est “surprends-moi”. Je conçois cette histoire de la même façon que je conçois ma propre personne. J’émettais d’abord des jugements à son égard, quand j’avais 20 ans, mais lorsque j’ai commencé à interroger le Cheikh, j’ai compris que les choses n’étaient pas simples, j’ai eu honte de ce jugement. Je veux que le lecteur fasse la même expérience avec l’histoire.
En tant que scénariste, je voulais être à la fois brutal, honnête, bienveillant et indulgent. Quand on croise quelqu’un comme le Cheikh dans la vraie vie, on n’en voit qu’un aperçu, la partie émergée de l’iceberg. Il est très facile de juger. On peut penser que cette personne est plus ou moins normale, plus ou moins intelligente. Qu’il fait des choses stupides parce que c’est un connard. On ne sait pas encore que c’est la schizophrénie qui le fait agir de façon étrange. Il est torturé, et ses souffrances reflètent le monde qui l’entoure. Je crois que le raisonnement sous-jacent est celui-ci : tout a une explication et il est bon d’essayer de s’informer avant de tirer des conclusions.
LP : On ne sait rien sur le Cheikh au départ, on voit un personnage violent, machiste, entre autres, que l’on peut spontanément juger avant de cheminer dans ce livre. Quelle réaction cherchais-tu à créer chez les lecteurs ?
MT: C’est un portrait d’une personne schizophrène, or on ne peut évidemment pas blâmer le comportement d’une personne schizophrène. Ce livre est une documentation à peu près authentique des histoires du Cheikh. Le but est de comprendre sa vie. Si je fais un portrait honnête du Cheikh, je ne peux pas me contenter de ce avec quoi tout le monde sera d’accord. Ce serait alors une personne complètement différente, car en réalité il dit et fait beaucoup de choses discutables. C’est quelqu’un de très gentil et intelligent, mais… je ne sais pas… il manque peut-être d’empathie. Peut-être que ses valeurs sont un peu vieux jeu, et ceci est peut-être lié aux films hollywoodiens ou aux médias en général, à leur façon de représenter les femmes et de nous dire ce qui est cool. Je crois que le Cheikh est un peu obsédé par les femmes, elles sont ce qu’il y a de plus important dans sa vie. Toutes ses femmes avaient de grosses poitrines. En tout cas dans son esprit… Avec lui, on ne sait pas ce qui relève du fantasme et ce qui est vrai.