156 pages — 18 × 18 cm
noir & blanc, couverture cartonnée
collection Quadrupède
Vortex
Une ville d’entrepôts, envahie par les eaux, est visitée par un personnage à l’allure de Buster Keaton. La ville émerge de l’eau, s’y mire, s’y perd, un paquebot est coincé dans un canal à sec. Quelque chose revient à la mémoire... C’est l’eau qui est l’élément moteur de ce livre composé d’images muettes en pleine page. L’eau, c’est le dessin de tom Dieck lui-même qui nous entraîne au coeur de ce tourbillon graphique.
Hambourg est l'une des nombreuses Venise du Nord. Le dessinateur hambourgeois Martin tom Dieck rend hommage à sa ville en créant un livre fascinant. Par un usage virtuose du noir et blanc, sans texte, il créé une plongée hallucinée dans le port de Hambourg. Une succession d'images pleine page nous emmènent du fond des entrepôts, au fond de l'eau, en passant par le fond des cales de bateau.
L'eau est l'élément qu'utilise l'auteur pour faire évoluer le livre. La ville émerge de l'eau, s'y mire, s'y perd. Un paquebot est coincé dans un canal à sec, des lieux étranges parsèment l'errance à travers les quais. On est ici au coeur d'un voyage mental.
L'image fixe dessinée et organisée en séquences peut-elle être le véhicule et le support de la pensée et, question corrélative déterminante, peut-elle s'orienter vers une autre forme que l'album de bande dessinée de quarante quatre planches ? Cette question en un certain sens n'a plus aucun... sens car un auteur de la trempe de Martin tom Dieck y a répondu depuis quelques années en publiant un livre qui est une invitation à la dérive poétique et à la méditation philosophique.
C'est en effet de la rencontre des quais du port de la ville de Hambourg et d'une citation d'un sage chinois que le livre tire sa substance.
Dans la conception calligraphique et idéographique de la pensée chinoise, le dessin du signe, sa matérialité et sa gestualité, véhiculent autant le sens que ce à quoi il se réfère. On peut lire le livre de Martin tom Dieck comme une longue méditation un peu chinoise sur le geste du dessinateur. N'est-ce pas d'un nuage suggéré par un entrelacs de ce que l'on nomme un peu grossièrement des gribouillis que naît l'impulsion graphique du livre ? Les vagues elles-mêmes reprennent le motif de l'entrelacs. La lecture oscille entre le désir de lire l'image pour ce qu'elle désigne, un nuage, la pluie et les vagues, et le désir de se laisser aller à la pulsion abstraite du signe n'obéissant à d'autres impératifs que les vibrations de la main. Le livre entier est gagné par cette tension entre l'abstraction du signe dessiné, son désir d'échapper au bon gros sens, et le sens concret, figuré par ce même signe. C'est au demeurant, parfois, l'abstraction qui l'emporte.
Il y a bien une histoire cependant. Minimale, certes; et mystérieuse. En voici le résumé, en tous les cas un résumé possible car il y a bien d'autres manière de raconter ce qui se passe dans les pages de ce livre. Il pleut. L'eau envahit l'espace de ce qui ressemble à un labyrinthe de quais. Dans ce labyrinthe, un personnage erre. Ce personnage semble être un artiste qui poursuit des buts obscurs. Un autre personnage surgit et se débarrasse de lui en le projetant dans l'eau tourbillonnante. Ce personnage énigmatique revient à la surface en suivant de curieux objets emballés qui flottent aussi bien dans l'air que dans l'eau.Dans ce mystérieux domaine, un bateau-jouet remorque d'autres bateaux-jouets. Des échafaudages mènent dans d'étranges salles remplies d'objets (des sculptures ? des assemblages ?), de pages couvertes de textes. C'est à l'aventure de la trace à laquelle le lec teur assiste.
Il n'y a pas de mots cependant, que des images en noir et blanc. Ce ch oix strict d'imposer aux images seules et à la séquence de porter le sens du livre permet à celles-ci de déployer une expressivité dense et forte. La pluie devient la métaphore de l'encre qui coule et tourbillonne. Le regard s'enfonce dans la matérialité du signe, sombre dans le tumulte, à l'instar du personnage, se perd dans un lacis de canaux et émerge, libéré, transformé, à l'air libre littéralement. La lecture oscille entre un tel emportement et des arrêts méditatifs où Hambourg se confond avec Venise. Le regard provient parfois des profondeurs. C'est de dessous que l'on aperçoit la barque, comme si soudainement le lecteur était changé en poisson. Ce n'est donc pas que ce que l'on lit qui change, mais c'est, aussi, soi, le lecteur qui se métamorphose sous l'impulsion des images.
La tension entre la crue et la décrue est également très remarquable et souligne par analogie l'angoisse du créateur soumis au flux de la création qui tantôt l'inonde et tantôt le laisse sec, perplexe, avant d'être repris par le flot de la matière graphique et liquide. Le détachement "chinois" que s'impose tom Dieck à l'égard de sa pratique ouvre les pages à des moments abstraits où la matière graphique ne porte plus rien qu'elle-même. C'est dans ses instants d'équilibre précaire que le livre puise sa magie quand, tout comme les personnages, le lecteur se trouve au bord du vide et sommé d'une certaine manière de s'immerger dans les pages pour en relancer le sens menacé de se perdre.
A lire ce livre qui avant d'être publié par Frémok a été publié par l'Arrache Coeur, on voit bien que le combat pour une libération des formes séquentielles en bandes dessinées était gagné depuis le début de l'aventure de la nouvelle bande dessinée. Depuis le début, un dessinateur avait montré qu'un autre choix que le récit dessiné soumis à un scénario bien ficelé était possible. En créant et en dessinant ce livre, Martin tom Dieck a fait sauter les verrous de la narration poétique et concrétisé le voeux intense d'une génération d'auteurs d'échapper au carcan de la narration standard et aux codes figés de la représentation dessinée et surtout, et c'est l'essentiel, donner à voir et à lire de nouveaux espaces pour de nouvelles aventures du regard.
Du même auteur aux éditions FRMK
Les nouvelles aventures de l'incroyable Orphée (Le retour de Deleuze) — 2002
Salut Deleuze — 2001