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Le Château (d'après Franz Kafka)

Olivier Deprez

224 pages — 21 × 26,5 cm
noir & blanc — couverture cartonnée
collection Amphigouri

ISBN 9782930204017
32 €

Olivier Deprez, sur Le Château

Qu’est-ce qui a suscité ce projet, comment as-tu rencontré Le Château de Kafka ?

D’abord, au sens strict, je n’ai jamais rencontré Le Château de Kafka, tout me sépare de ce Château. La langue allemande que je ne connais pas ou du moins que je ne connais que parce qu’elle ressemble parfois au flamand, langue que j’entends un tout petit peu (vraiment peu à vrai dire). La culture d’Europe centrale et je ne parle pas du judaïsme qui est trop loin de moi pour que j’en ai la moindre idée. Néanmoins, je crois que chacun peut s’emparer d’un motif au-delà des singularités de l’expression culturelle et linguistique, auquel cas aucun échange ne serait possible ni pensable. Kafka lui-même n’a guère hésité à user de motifs bien éloignés de lui ; la muraille de Chine, les chacals, l’Amérique ne sont pas que je sache des marqueurs d’identité traditionnels pour un poète juif d’Europe centrale (donc rien à voir avec Chagall). Quant au judaïsme de Kafka, il y aurait beaucoup à dire et à redire, mais c’est une autre histoire. Ceci étant dit, ma rencontre avec l’œuvre de Kafka est passée par l’entremise de son Journal que j’ai découvert à l’âge de dix-huit, dix-neuf ans. Ce fut un choc durable, je fus incapable de lire ce Journal. Je devinais sa puissance poétique mais j’étais incapable d’entendre ce qu’il soulevait comme problème littéraire, je ne percevais que les aspects liés à l’existence, j’étais (et je le suis encore souvent) un lecteur naïf qui croit intégralement à ce qu’il lit.

Ma rencontre avec la traduction du Château fut on ne peut plus formelle et scolaire puisqu’il s’agissait d’une lecture obligatoire pour le cours de philosophie donné à St-Luc, l’école des Beaux-Arts où j’étudiais la bande dessinée. Malgré le côté obligatoire de cette lecture, j’ai été immédiatement emporté dans le monde du Château, immédiatement je me suis identifié à K. et à son errance. Je peux même dire que non seulement je me suis identifié au personnage central du roman mais que de plus je me suis arrêté avec lui sur ce pont qu’il franchit avant d’arriver au village. Il y a là la description d’une contemplation qui est extrêmement hypnotique. K. lève la tête et regarde le vide. Souvent je me demande si le travail de gestation et de création du livre qui a duré vraiment très longtemps (une huitaine d’années) n’est pas lié à cet état d’hypnose dans lequel cette contemplation romanesque et métaphysique m’a plongé. Ensuite, je n’ai plus pu me détacher du livre.

Créer un équivalent du livre m’a permis d’aller au-delà de cette identification, du moins je l’espère.

Combien de temps as-tu travaillé sur ce livre ?

Trop longtemps, on ne devrait pas rester à bailler aux alouettes comme je l’ai fait, ce n’est pas très honnête pour un auteur, mais peut-être que je n’en suis pas un. Je suis un dilettante, un amateur, je manque totalement de discipline, je doute de tout et d’abord de ce que je créé. Mais je ne veux pas me dénigrer plus qu’il est nécessaire. Je peux dire que je suis heureux d’avoir achevé ce livre inachevable. Car j’ai cru longtemps que je ne le terminerais jamais. Je ne trouvais pas sa forme, la forme heureuse de ce livre. Le doute qui a accompagné sa création s’est exprimé très concrètement. J’ai d'abord douté. Je ne trouvais pas la bonne technique, or la technique est primordiale. Comme dit Mallarmé « les idées ne suffisent pas, encore faut-il les mots », et je ne les trouvais pas. J’ai commencé par utiliser un crayon « Negro » sur du film, ces essais ont été publiés dans la revue [Frigobox==P79]. Tout le travail préparatoire a été publié, à peu de choses près, dans cette revue, le lecteur qui s’intéresse à ce genre de problème génétique pourra s’y reporter s’il le désire. Il trouvera des séquences inédites, des séquences retravaillées. Avec le recul, je me dis que j’ai peut-être été parfois trop drastique dans l’élimination de certains éléments. Il est vrai que les choix sont aussi dictés par le contexte. Ainsi le « deux cases par planche » est dicté certes par un souci formel, mais c’est un souci que je partage avec beaucoup d’auteurs actuels comme Thierry Van Hasselt, Vincent Fortemps, Alex Barbier et d’autres encore.

Tu travailles la gravure sur bois depuis longtemps ?

J’ai découvert la gravure à la fin de mes études. J’ai surtout pratiqué la lino et c’est seulement quand j’ai commencé à chercher des techniques pour réaliser Le Château que j’ai travaillé le bois. Très vite, le matériau s’est imposé grâce à ses qualités matérielles et grâce aux noirs vibrants qu’il suggère. Je suis devenu graveur sur bois au cours du travail sur Le Château. Le livre est un medium avec lequel j’essaie la technique pour évaluer ses ressources. J’ai aussi découvert que cette technique était très étroitement liée à l’œuvre de Kafka et cela de manière fondamentale grâce aux travaux de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf qui soutient la thèse d’un Kafka dessinateur.

Que penses-tu des adaptations littéraires, quel est ton rapport au texte de Kafka ?

Je crois que chacun a sa vision de l’adaptation, chaque lecteur adapte le livre qu’il lit et certains expriment cette adaptation, c’est ce que j’ai fait. Quant à la fidélité, je n’attache pas une grande importance à la fidélité thématique. J’ai plus été touché par la manière de Kafka, par la façon qu’a sa phrase de creuser des blancs dans les paragraphes que par l’histoire, qui m’importe assez peu. Ce n’est pas le texte mais l’écriture qui m’intéresse. J’ai oublié le texte et je serais incapable de raconter l’histoire du Château, mais je crois être capable de développer quelques paragraphes sur l’écriture et sur son mouvement paradoxal et rétractile.

Quels sont tes rapports avec la littérature ?

Houleux, remplis d’espoir et de désespoir. En tant que lecteur, j’attends énormément de la littérature, une espèce de salut, une étincelle, un sursaut de vie. Je suis un lecteur boulimique. La boulimie est une maladie que je traite en exprimant mes lectures. Le Château est l’expression d’une lecture. De plus en plus, je sens la pression de l’expression. Si tu lis trop de livres, tu es écrasé par leur matière. La seule solution pour retrouver l’équilibre, c’est de se débarrasser de cette matière et d’en faire un nouveau livre.

Y a-t-il un fil conducteur dans ton travail ? Et si oui, lequel ?

L’idée de fil conducteur est forcément la conséquence d’une lecture. Quand je travaille, c’est plutôt le désordre qui s’empare de moi. Je constate cependant que j’aime travailler à partir de textes. J’ai réalisé un livre avec Jan Baetens (Construction d'une ligne de TGV, ndlr), lui a écrit des poèmes et moi j’ai gravé des séquences. J’aime ce qui est en interaction. Je suis occupé à travailler à partir d’un long poème d’Ammons, un poète américain mort en février 2002, totalement méconnu en Europe. J’ai aussi entamé un travail avec un photographe, un peintre russe et un poète français. Le travail a pour conséquence une publication. J’accorde beaucoup d’attention à l’idée et à l’expression du livre. Je veux créer des ouvrages qui abolissent les limites entre les genres. Je veux créer des continuités là où on ne voit classiquement que des interruptions. 

La gémellité a-t-elle influencé ton travail ?

Oui, assurément. Mais comme d’autres circonstances l’ont influencé, ni plus ni moins. Il est intéressant malgré tout de souligner que dans Le Château, il est dit que tout le monde se ressemble. Pour un jumeau, les mots « identique » et « différence » n’ont pas tout à fait le même sens que pour un individu « mono-identitaire ». La différence est ténue, tout autant que l’identité. Le même est le même et différent du même. Par ailleurs, il est curieux de relever un souci d’altérité très affirmé comme s’il s’agissait pour moi de trouver des marques qui spécifient ce moi non spécifié du jumeau. Si j’ai publié d’abord une adaptation, ce n’est sans doute pas un hasard. Je ne nie pas m’être fortement identifié avec Franz Kafka.

Comment inscris-tu Le Château dans l’univers de la BD ? Comment traites-tu le récit et l’image ?

Ce n’est pas moi qui l’inscris, ce sera le lecteur. Pour ma part, je suis plutôt intéressé par les aspects interdisciplinaires de la création. Je n’ai jamais songé à mon travail en le rapportant à la bande dessinée en particulier ni à aucune autre forme. La bande dessinée est une forme pratique qui ne nécessite pas d’âpres négociations avec un producteur. J’ai utilisé le code de la bande dessinée par commodité. Il est suffisamment contraignant pour qu’on puisse s’y ébattre en toute liberté. Si on lui obéit, on peut faire ce qu’on veut. J’ai tenté d’exploiter cette contrainte formelle pour injecter une non-forme. Car jamais ou rarement le souci de la construction ne s’est imposé à moi. J’ai dessiné ce livre comme un promeneur qui se perd dans un paysage inconnu. Je ne savais pas où j’allais, je ne le savais pas plus que le personnage ne le savait. N’importe quoi peut se passer et le résultat est toujours identique, le sujet fait du surplace. J’ai traité de la même manière l’image. Je n’ai jamais cherché à bien dessiner, chaque planche était une espèce de performance physique. Que le résultat de ces performances soit lisible et parfois agréable à l’œil, je m’en étonne encore. En quelque sorte, je n’ai pas traité le récit ni l’image. Traiter est trop volontariste comme expression.

En effet il n’y a ni case, ni bulle dans Le Château !

N’exagérons pas ! Il y a bien des cases. De bulles point, mais la bulle, ou phylactère ne sont pas des constituants essentiels au medium. Les mots n’ont pas besoin d’être enfermés dans une bulle, ils sont des personnages tout autant que les autres « personnages ».

Des projets futurs ?

Oui, je travaille en ce moment sur deux projets qui me tiennent très à cœur. D’une part, il s’agit de ce livre sur Ammons qui a pour titre Ithaca. Le poète travaillait à l’université de Cornell à Ithaca. J’ai composé une première approche qui rassemble des traductions, des dessins, des poèmes et des fragments d’un journal que je tiens. Ithaca est un livre préparatoire à un séjour à Cornell qui devrait durer au moins un an. Un second volume d’Ithaca devrait naître de ce voyage. Je viens aussi de recommencer un livre avec Léon Robel (un poète et traducteur russisant), Nikolaï Dronikov (un peintre russe exilé à Paris) et Bernard Babette (un ami photographe), sur l’exil et la vie conçue comme une œuvre d’art. J’espère en tirer un nouvau récit gravé. J’ai déjà quelques séquences sous forme de scénario. Bref, j’ai du travail pour au moins deux à trois ans.