FRMK blog - Almanak FRMK - Adh�rer

Le Chat n’a pas de bouche vous aime beaucoup

DoubleBob

40 pages — 13,5 × 20,5 cm
quadrichromie —dos carré brut, cousu avec jaquette

collection Flore /

ExpérienceAlice

 

ACHETER EN LIGNEi:

 

ISBN 9782390220206
10 €

DoubleBob sur Le chat n'a pas de bouche vous aime beaucoup (nouvelle édition)

Propos recueillis  par Lillian Philippe - Avril 2020

 

Lilian Philippe:  Quel est ton rapport avec Alice au Pays des Merveilles ? Est-ce que c’était un livre important pour toi, avant que Frémok te propose de l’adapter?

DoubleBob: A l’époque, je l’avais lu, j’aimais bien. Je n’avais pas forcément un lien très fort avec ce livre, mais comme tous les mômes de ma génération, j’avais vu le dessin animé. J'en ai relu des passages récemment pour la BD sur laquelle je travaille en ce moment. Il y a des trucs très intéressants dans ce bouquin.

 

LP: C’est Frémok qui t’a proposé de faire ce livre à l’époque?

DB: Oui, ils étaient très motivés par leur idée d’expérience Alice. Ils m’avaient proposé de faire une BD qui s’inscrive dans la collection Flore, les petits 32 pages, et dans l’expérience Alice.

Je les ai rencontrés à Angoulême, la première fois que j’y suis allé. On m’avait fait rentrer et j’avais plein de petits dessins que je vendais à prix libre. Je suis passé les voir pour leur présenter mes dessins, parce que j’aimais vraiment bien leur travail. Ils ont apprécié ce que je faisais et m’ont acheté plusieurs dessins, le courant est bien passé. Je ne cherchais pas du tout à devenir professionnel, j’étais plutôt dans une idée de partage. Je n’aurais pas imaginé une seconde qu’ils me proposent de faire un livre avec eux. Si je me souviens bien, j’avais du leur mentir en leur disant que j’avais déjà fait des BD, alors que j’avais fait quelques BD de trois pages, inachevées.

 

LP:  Comment as-tu travaillé sur ce livre ? Tu as essayé de voir quels thèmes dans Alice faisaient écho avec ce que tu avais envie de faire?

DB: A l’époque, je m’étais penché dessus à fond puisque Frémok m’avait demandé ce livre. Je m’y étais pris assez librement, mais je ne sais plus exactement comment. J'ai relu Le Chat n’a pas de bouche, vous aime beaucoup il y a quelques jours, sachant que tu allais me poser des questions dessus, et je me suis bien marré parce que, très franchement, la BD que je suis en train de faire est quasiment la même. Je pense que j’avais juste envie de parler de mes propres sujets, et qu’Alice au Pays des Merveilles était un très bon support, une très bonne contrainte pour exprimer ces choses-là.

 

LP: Quelle était la contrainte exactement?

DB: C’était… qu’on puisse trouver une comparaison avec Alice, j’imagine ! Et d’aller pêcher dans Alice au pays des merveilles des choses qui pouvaient correspondre à ce que j’avais envie de raconter. Or j’avais envie de parler de beaucoup de choses qui s'y trouvaient. Questionner le sens du sérieux de notre monde, par exemple. Qu’est ce qui fait que la logique est la logique, en quoi est-elle plus sensée que la folie? Notre monde et ses codes sont ils sensés ? Sur quoi s’appuie-t-on pour dire qu’il vaut mieux faire un choix déterminé par la rationalité plutôt que par l'imagination? Qu’est ce qui détermine qu’un comportement donné est adéquat ou considéré comme fou? 

Alice pète un câble parce qu’elle est forcée d’écouter des trucs sur l’histoire de l’Angleterre, alors que ce dont elle a envie est de voir les autres possibilités que lui offrent les choses autour d’elle. Nos codes limitent nos possibilités, j’essaye de discuter de l’exploration d’autres codes. 

 

LP: Quelles sont les techniques que tu as utilisées dans Le Chat ? 

DB: Comme souvent, du criterium, enfin de la mine graphite, et du papier carbone. 

 

LP: Comment en es-tu venu à utiliser le papier carbone, et comment l’utilises-tu ? Qu’est ce que tu aimes dans cette technique?

DB: C’est un peu vieux, c’est une époque rigolote où je dessinais beaucoup, partout. Reprenons l’histoire un peu plus tôt : j'ai toujours dessiné, mais à un moment j’en ai eu marre de ma façon de dessiner, je la trouvais insupportable… Je n’arrivais plus à aimer ce que je voyais ma main dessiner. Alors je me suis mis à inventer plein de petits jeux, pour le dessin et d’autres choses, pour jouer avec le hasard et avec les accidents, pour que la main n’ai plus le contrôle total sur le dessin. Ça a donné plein d’expériences très amusantes, qui consistaient à dessiner dans le bus, à dessiner dans le noir, ou sans regarder… Le but était que ça change le trait, que ça créé des accidents. Il y avait un jeu très amusant avec un insecte, le crayon devait suivre des instructions déterminées par la direction que prenait l’insecte. Je suis tombé un jour sur du papier carbone dans la rue, et ça m’a beaucoup plu. C’est un jeu à part entière. Je ne vois pas le trait que je fais, parce que je ne mets pas de feuille blanche sur le carbone, mais je peux tricher, soulever de temps en temps. Mais si le carbone se décale, c’est trop tard, le dessin se décompose. Cette technique créé toujours des accidents et de la vie sur le dessin, des traces que je trouve assez belles. Le jeu m’a tellement amusé que je ne l’ai pas lâché, il a beaucoup évolué. Aujourd’hui j’ai moins d’accidents parce que j’ai plus l’habitude de l’utiliser, je sais mieux où est le trait. Par contre, comme je réutilise plein de fois mes carbones avant de les jeter, il se recouvrent de tous les traits des dessins successifs. Ça me permet ensuite de recopier des morceaux de dessins, de les croiser, pas tout à fait mais à peu près, et de jouer de ça. C’est une technique très amusante, je la conseille. Si tu aimes répéter les mêmes dessins, ça créé une nouvelle dynamique.

 

LP: Qu’ apporte la répétition dans tes récits?

DB: J'aime dessiner, l'état dans lequel ça me transporte. Si je prends du plaisir à faire un certain dessin, j’aime le refaire, pour je ne sais quelle raison, sûrement pour retrouver cet état particulier. C’est ce qui créé la répétition, ensuite ce que ça apporte...

 

LP: Dans Le Chat, tu as utilisé la technique du cut-up, pour recréer une séquence de récit différente? 

DB: Oui, le titre est un cut-up d'ailleurs. c’est une technique que j’utilise encore beaucoup. La démarche est la même : se faire pote avec le hasard, lui offrir la possibilité de venir créer avec toi quand tu joues. Même si c’est toi qui créé le hasard en découpant tes pages, il va créer des choses, comme le carbone, que tu n’aurais pas su créer toi-même, parce que ton cerveau ou ta main ont une représentation de ce à quoi ressemble un nez, de comment se construit une phrase. Le cut-up, lui, n’en a vraiment rien à foutre, il va casser tout ça. Ce que j’adore avec le cut-up, c’est ré-utiliser les phrases déjà écrites pour cette BD, les couper, et recréer des phrases. Ça casse la structure mais les phrases sont composées des mêmes mots, on retrouve le même thème, la même matière. Ça ouvre des pistes, ça permet de trouver de jolis mots ou de jolies tournures, parfois même une idée ou un nouveau sens qui va s'intégrer au récit. C’est génial, ça ouvre tellement de possibilités. On est à nouveau dans la répétition, c'est vrai. C’est pareil que pour la musique, j’ai l’impression : tu rentres dedans, elle se répète, elle se transforme mais tu la reconnais, tu peux continuer à être dedans.

 

LP: Dans Le Chat, tu utilisais toutes ces techniques pour la première fois ?

DB: Je ne sais plus en quelle année c’était. Non, j’avais commencé à jouer avec ces techniques depuis un petit moment, pour de petits textes et puis beaucoup de dessins.

 

LP: Qu’est ce qui a évolué dans ta technique et dans ton approche de la narration depuis Le Chat?

DB: Dans le dessin, j’étais vraiment meilleur avant pour les visages! J’ai un peu perdu le côté accidentel à force de me servir du carbone, c’est dommage. C’est à nouveau plus l’œil et la main qui dirigent le dessin. 

La narration s’est beaucoup transformée, je joue beaucoup plus pour la construire. Au départ, en parallèle j’ai des bouts de phrases, une structure d’histoire, et je dessine de façon libre dans cette histoire, c’est à dire qu’il y a des dessins, des séquences qui apparaissent, qui font partie et influencent l’histoire, mais qui ne sont pas dessinées les unes après les autres comme elles devraient l’être. Il n’y a pas de storyboard, je ne prépare de case 1, case 2, case 3, etc. Je n’ai rien contre cette façon de faire, mais ce n’est pas ce qui me motive. Au fur et à mesure que les dessins se font, des choses se répondent, s'enchaînent, de nouvelles choses apparaissent, ça se resserre et se densifie jusqu’à créer le récit complet. 

Pour Le Chat je pense que j’avais construit toute l’histoire et que le jeu consistait à dessiner dans l’ordre sans savoir comment j'allais représenter la suite. 

 

LP: Le Chat est sorti en 2008. Comment le vois-tu aujourd’hui, 12 ans plus tard?

DB: Je n’ai pas beaucoup de recul sur les livres que j’ai faits. J’étais très sincère quand je l’ai fait, je mettais tout ce que j’avais. En le relisant j’ai été étonné de voir à quel point la BD que je suis en train de faire résonne avec Le Chat. Ça m'a fait plaisir, il y a même des clins d’œil directs, des similitudes entre les personnages.... C’est un drôle d’objet pour moi, ça me rappelle surtout un moment, une façon d’être, une chouette époque. Au niveau graphique, je vois que j’avais un souci esthétique différent. Revoir ce livre me donne beaucoup d’envies aujourd’hui, notamment celle de retrouver le temps de faire du crayon. J’adore le carbone, mais il me prive de cette transe du dessin. J’adore passer plusieurs jours sur un dessin.

 

LP: Tu travailles sur un livre qui a un rapport avec Alice au Pays des Merveilles? Tu peux nous en parler ?

DB: C’est un tout petit livre imprimé en risographie, Quelques minutes après que le temps s’arrête. C’est un projet que je rêvais de faire depuis longtemps. Il sort en 7 petits livres fabriqués à la main et postés tous les 2 mois pendant un an pour les 100 personnes qui se sont abonnées. Seul le numéro 0 est sorti, en ce moment je travaille sur le numéro 1, et la suite. Il ressemble à Le Chat n’a pas de bouche dans certains questionnements, et dans le fait de les aborder de manière plus positive que dans les autres livres que j'ai faitsmais il y a beaucoup plus de pages, un graphisme différent, et un peu plus de mots.

J’aime beaucoup le personnage du chat du Cheshire. Il n'est ni bon ni mauvais, il paraît fou et pourtant ses répliques sont souvent pertinentes. Je crois que c'est lui qui dit une phrase très chouette : “Si la vie n’a aucun sens, qu’est ce qui nous empêche d’en inventer un?” cette idée-là sera sûrement dans Quelques minutes après que le temps s’arrête.

 

LP: Cette idée, et l’idée de refuge dans un monde imaginaire, la difficulté d’affronter le monde réel, ce sont des thèmes que l’on peut voir dans l’ensemble de tes livres, notamment dans Base/Zone, non ? Pourquoi ces thèmes reviennent-ils souvent?

DB: C'est vrai que je passe beaucoup de temps dans des mondes imaginaires. C'est certainement un refuge, mais j’aime bien les penser comme d'autres espaces disponibles, possibles. Des espaces dans lesquels on peut expérimenter d'autres types de vie, de réflexion, de relations... C’est à nouveau le questionnement de la réalité : qui décide de ce qui est réel ou pas, et en quoi ce qui est déclaré réel est plus important, vrai ou sensé, que ce qui est imaginaire ? Je crois que dans Alice, c’est notamment ça qui est remis en question. Il y a beaucoup d’inversion des choses, de jeux pour montrer la rigidité de nos codes, l’absurdité de ce qu’on considère comme l'unique possibilité, la logique de la réalité, des jeux comme essayerd'imaginer à quoi ressemble la flamme d'une bougie après qu'on l'a soufflée ou le joyeux non-anniversaire.

Alice au Pays des Merveilles fourmille de pleins de sujets. J’ai revu le dessin animé il y a pas longtemps, parce que je voulais, justement, savoir un peu ce que c’était que ce chat. Il est assez glauque ! Je n’ai pas le même souvenir du bouquin, il ne me semble pas qu’il le soit autant. Le dessin animé raconte l’histoire d’ une petite fille qui se dit “le monde réel est quand même un peu chiant, un monde imaginaire ce serait vraiment plus cool”, alors elle part dans un monde imaginaire, où tout le monde la maltraite pendant une heure… Après quoi elle ne veut plus qu’une chose, retourner dans le monde réel. Donc je ne suis pas sûr d’être convaincu par la morale du dessin animé, et je ne crois pas que la morale soit la même dans le livre. Par contre, il y a plein de questionnements et de personnages intéressants.

 

LP: Dans Le Chat, une des rares paroles est “Elle est folle, elle est folle...”, à laquelle répond “Je suis libre et vous êtes fous”...

DB: Oui voilà, cette espèce d’inversion étrange m’intéresse : qui est réellement fou, qu’est ce qui détermine ce qui est fou ou pas ? Je ne sais pas trop comment le dire. C’est pour ça d’ailleurs que je ne parle pas trop dans mes livres, d’habitude. Ce n’est pas fait pour être raconté. 

 

LP: Comment est-ce que tes personnages naissent, comment te viennent-ils à l’esprit? 

DB: C’est une des phases les plus amusantes à faire. J’invente des histoires tout le temps, ou des morceaux d’histoire. J’en écris beaucoup, des carnets remplis, des détails, des phrases, des rêves, des grandes lignes. Les personnages naissent à travers ça, il y en a qui reviennent, qui vont vivre d’autres choses. Il y a beaucoup d’images et de séquences qui sont importantes et se répondent, et finissent par créer une structure d’histoire, avec des personnages à l’intérieur. Une fois que cette structure est posée, les personnages savent évoluer dans cette histoire. souvent les histoires se croisent, il peut y avoir des éléments d’un truc écrit il y a cinq ans qui viennent s’intégrer dans une histoire récente. Toutes mes BDs, mêmes si elles sont très différentes, se répondent et viennent de ce même « univers ».

 

LP: Le doute sur l’identité, les identités multiples qui peuvent coexister chez une même personne est un autre thème présent dans plusieurs de tes livres, est-il présent dans Le Chat?

DB: Dans Alice au pays des merveilles, il y a un extrait que j’aime bien, dans lequel elle dit :

« Est-ce que, par hasard, on m'aurait changée au cours de la nuit ? Réfléchissons : étais-je identique à moi-même lorsque je me suis levée ce matin ? Je crois bien me rappeler m'être sentie un peu différente de l'Alice d'hier. Mais, si je ne suis pas la même, il faut se demander alors qui je peux bien être ? Ah, c'est là le grand problème ! »

C’est un sujet qui m’intrigue beaucoup. Je ne sais pas si j’ai encore des doutes là-dessus finalement, je suis à peu près persuadé que c’est une absurdité de croire qu’on a une sorte d’identité figée à l’intérieur de nous. C’est une des absurdités dans lesquelles on vit.

Cette idée est présente dans Le Chat n’a pas de bouche. Dans les premières pages, le personnage est avec toutes ces autres personnes similaires puis il lui arrive ce truc bizarre avec les fils, elle meurt et se transforme. C’est clairement une transformation, mais je ne sais pas si c’était déjà cette idée d’être multiple par contre.

 

LP: Justement ces fils, à quoi se rapportent-ils? On peut les voir dans tous tes livres…

DB: Je vais répondre de manière détournée. A cette époque je dessinais énormément, pas forcément de la BD. Je dessine de façon assez obsessionnelle : si je me sens bien à dessiner quelque chose, je peux le dessiner deux cent fois. Je dessinais énormément de gens avec des fils qui leur sortaient de partout, des gens qui vomissaient des fils aussi, ou des sortes de masques. J’ai un peu mis un point d’honneur à dessiner sans me poser de questions sur le résultat ou le pourquoi, parce que j'aime l'acte du dessin, il fait du bien. Ce n’est pas vraiment un point d’honneur, mais tant que j’ai envie de dessiner un truc, je continue. Je n’aime pas trop me poser la question, par exemple, de pourquoi est-ce qu’il y a des fils? Je ne sais pas du tout, je n’ai pas trop envie de connaître la réponse. Je crois que je dessine aussi pour jouer à sortir des trucs, c’est une façon d’exprimer des choses sans forcément passer par la conscience ou la parole.

 

LP:  Je ne te pose donc pas la même question sur les motifs récurrents chez toi que sont les chats, les poissons, les maisons...

DB: Ce que je peux dire, c’est que ce n’est pas symbolique. Pas mal de personnes utilisent des symboles dans leurs dessins ou leurs BD, donc les lecteurs peuvent penser que mes dessins ont toujours le même sens, qu’il y a comme un langage qu’il faudrait réussir à décoder. Il y en a peut-être un, mais dans ce cas je n’ai pas le code non plus . Ce sont plutôt des choses instinctives. Donc les maisons, les chats, je sais pas ce qu’ils veulent dire. Ils veulent dire pleins de choses, suivant les moments. Ils signifient ce qu’ils ont à signifier à ce moment-là et s'ils sont importants, ils reviennent souvent.

 

LP: On peut en effet être tenté de lire tes livres comme des jeux de piste, d’y voir des indices. Mais ce que tu aimes, c’est plutôt laisser de l’espace libre aux lecteurs ?

DB: J’ai décidé il y a très longtemps que je ne ferais pas de la BD ou des dessins pour l’argent, parce que je n’y arrive pas. C’est très important pour moi. Je suis complètement nul en commandes… Les pires dessins que j’ai faits sont ceux qui ont été payés, ils sont tout pourris, c’en est drôle. Je n’arrive à dessiner que ce que j’ai envie de dessiner sur le moment. 

Dessiner une BD est un ensemble de jeux différents, que je fais avant tout pour moi, sans mentir. Je ne fais pas une BD en me disant que je veux qu’elle plaise à tout prix ou que je veux en obtenir quelque chose. Sinon, je ne ferais pas ce genre de BD! J’ai été très étonné quand des gens ont aimé. Je suis très content que des personnes s’y retrouvent, ou trouvent ce que elles ont à trouver . J’essaye de faire un truc chouette pour elles, d'offrir un espace et des pistes dans lequel les lecteurs vont pouvoir voyager et de passer un petit message, mais je suis bien conscient qu’une fois que les gens ont la BD dans les mains, elle leur appartient. C’est eux qui vont la faire, qui vont y lire ce qu’ils ont à lire. 

 

LP: Tes dessins ont souvent un aspect inachevé, avec des têtes sans visage, des personnages pas complètement finis...

DB: Peut-être qu’une fois que c’est terminé je trouve ça trop statique, je sais pas trop. J’aime bien l’idée de comparer la BD à la musique. On demande beaucoup moins de choses à la musique, on se laisse porter, on rentre dedans, il y a des thèmes qui reviennent, qui ne reviennent pas, comme des chats ou des fils dans mes livres. Et la récurrence de ces thèmes est très agréable à entendre, sans qu’on se demande pourquoi le musicien a eu besoin de répéter un thème à la trompette un certain nombre de fois. Tout le monde s’en fout à vrai dire ! Peut-être que tu te sens bien à l’intérieur de ce morceau, peut-être qu’il te fait vivre certaines choses, et la personne qui a créé ce morceau t’emmène quelque part. Elle a une intention, mais elle n’est pas en train de te donner quelque chose de tout prêt, de t’expliquer un truc. Quand tu écoutes, c’est toi qui fais ton écoute, on accepte beaucoup mieux d’être acteur dans la musique.

 

LP: Avant Frémok, tu faisais déjà de la bande dessinée ?

DB: Avant Frémok, je faisais des petits bouquins en auto-édition. Il y en avait un tout petit qui s’appelait Déambulations, c’était des face à face entre des dessins et des mini-textes un peu bizarres, des poèmes. Et il y avait une série de bouquins qui s’appelait Knives, qui étaient des expérimentations au carbone en BD, auto-édités aussi. Je m’étais bien lâché pour celui-là, l’idée était de construire une histoire en dessinant sans savoir la suite. Je faisais des dessins, des petites expos, et beaucoup de sérigraphie. On avait un atelier de sérigraphie avec plusieurs potes, on faisait beaucoup d’affiches, notamment de concerts, et puis des petits livres.

 

LP: Ces livres auto-édités, peut-on encore les trouver quelque part?

DB: Même moi je ne les ai plus. Il m’en reste certains. Le dernier en auto-édition était Mes Locataires, que Frémok a publié ensuite. Avant, ça devait être la série des Knives.

 

LP: Où as-tu appris à dessiner, en école d’art? En autodidacte?

DB: Comme tout le monde, j’ai dessiné quand j’étais môme. J’ai l’impression que la plupart des gens qui dessinent adulte, c’est juste qu’ils n’ont pas arrêté. Donc j’ai continué, je suis parti en arts appliqués, ensuite j’ai arrêté l’école pendant un moment, puis j’ai repris deux ans aux Beaux-Arts et là je me suis vraiment dit que ça ne servait à rien. Je ne suis pas vraiment sûr que ce soit là que j’ai appris à dessiner ! La BD, au fil des années, c’est le jeu qui m’amuse le plus. Pour chaque BD je joue à compliquer un petit peu plus les règles. C’est comme si j’étais en train de me compliquer le cerveau en permanence pour réussir à finir mes BD, mais ça m’amuse. C’est l’équivalent pour certaines personnes de jouer à des jeux vidéos, ou au scrabble, j’imagine. Le dessin, la BD, c’est le gouffre temporel le plus stupide de la terre : tu passes énormément de temps à faire plein de dessins que les gens lisent en vingt minutes! Mais c’est un vrai plaisir. Je fais encore un peu de temps en temps des affiches, des choses comme ça, mais pas beaucoup.

 

LP: Tu fais encore de la peinture, ou d’autres formes d’expression graphique?

DB: Quand je peux, j’aime bien essayer de dessiner avec tout ce qui passe, mais je suis un peu nul ! Dès que j’ai la possibilité de faire de la céramique ou d’autres choses, j’adore, mais je n’en fais pas énormément. Je ne suis pas du tout un technicien comme plein d’auteurs, qui sont par exemple profs de dessin, et qui savent faire un dessin avec tout ce qu’on leur donne. Moi, si tu me demandes de dessiner un cheval, le résultat va être dramatique ! Je ne sais absolument pas bien dessiner, je sais dessiner mes trucs, c’est étrange.

 

LP: Quels auteurs de BD et de littérature t’ont marqué ?

DB: Le problème pour donner des références est que soit rien ne me vient en tête, soit j’en donne mille. Je ne lis pas beaucoup de BD en fait, même si j’en lis, bien sûr. Il y a évidemment le Frémok et la façon dont ils abordent la bande dessinée, ça me plaît énormément.

À l'époque du Chat n'a pas de bouche , les livres qui m'influençaient le plus étaient ceux de William Burroughs, Henry David Thoreau et Hakim Bey je pense. A vrai dire, ce sont toujours des livres très importants pour moi. Et pour la BD, il y avait Marc Bell avec sa BD Shrimpy and Paul, qui est vraiment drôle et la bande à Fort Thunder aussi, l'énergie qui s'en dégageait et cette chouette impression que la façon de dessiner et de vivre sont liées. Je me tourne vers la pile de livres à côté , ceux qu'on m'a prêtés ou que je viens de lire. Dans les livres récents, il y a Guerre de Marion Jdanoff, un très beau bouquin publié par les copains de Superloto Editions. J & K, chez Atrabile, est une chouette BD, auto-éditée en risographie à l’origine. C’est une histoire très bizarre et assez glauque, alors que les deux personnages sont tout mignons. Ils ont mis un mini-vinyle dedans, et un mini-fanzine, pour que tu puisses écouter la musique qu’ils écoutent dans la BD. J’ai aimé A l’intérieur des Yokaï de Mizuki, Le Vol Nocturne de Delphine Panique est très bien, étrange, les scénettes sont très bien vues. Donc il y a des BD comme celles-là qui côtoient des Strange, un Transmetropolitan ou un Tank Girl. En fait je suis juste en train de donner les chouettes bouquins qu’il y a devant moi dans ma caravane. Il y aussi Matsumoto qui est quand même un tueur absolu, je trouve. Il y a tellement de gens qui font des choses chouettes

En littérature, ces derniers temps, j’ai vraiment adoré Richard Brautigan, il correspond bien à la dernière BD. C’est un chouette type qui a écrit dans les années 70, il faisait partie du mouvement des diggers, un mouvement très intéressant, de San Francisco. Leur idée était notamment de survivre sans jouer le jeu de la consommation, ce qui est déjà un peu spécial à l’époque. Brautigan écrit plein de poèmes qui sont étranges et très beaux, où il ne se passe rien. Et il a écrit un livre qui s’appelle Un Privé à Babylone, que je ne peux que conseiller, avec une sorte de détective foireux, qui galère à être détective parce qu’il ne peut pas s’empêcher de passer les trois quarts de son temps dans sa tête. Il a créé dans sa tête un monde qui s’appelle Babylone et dans lequel il incarne un personnage génial, et il est beaucoup plus enclin à passer du temps dans ce monde-là que dans la réalité où il est juste un détective raté. C’est assez génial, ça se lit très facilement.

Je passe beaucoup plus de temps à écouter de la musique qu’à lire des BD. J’ai une espèce de boulimie avec la musique, je ne peux pas m’empêcher d’aller tout creuser. Si je découvre un artiste que j’aime bien, je vais fouiller les albums, le label etc., alors qu’en BD je ne fait pas tellement ça.